A la Maison Forte, la culture comme vecteur de transition

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    A Monbalen, petit village situé à une demie-heure d’Agen (Lot et Garonne), la Maison Forte offre depuis deux ans un espace culturel alternatif et une fabrique coopérative des transitions. Ce lieu hybride, où vivent en permanence huit personnes, accueille de nombreuses résidences d’artistes et tente d’animer le territoire en l’impliquant dans ses actions.

    En contrebas, on se sent tout petit. Massive, plantée et puissante, elle domine le site et nous tient en suspens. Depuis le jardin partagé où l’équipe se retrouve tous les jeudis matins, on ne peut s’empêcher de l’observer en questionnant son histoire. Qui a édifiée cette forteresse à Monbalen, petit village de 485 habitants du Lot et Garonne ? Et pour en faire quoi ?

    Créer une économie alternative

    Alain Ours, jardinier bio à la retraite, torse nu, longiligne, leur détaille le potager : épinards, haricots, fenouil, poivrons, courges… Artiste et poète « porté par le végétal », a croisé le chemin de La Maison Forte en allant faire son marché à Villeneuve… « Un couple qui résidait ici avait besoin d’aide pour un chantier d’engrais vert, je les ai suivi et j’ai semé dès le premier jour » raconte celui qui y passe à présent au moins quatre heures par semaine. « C’est dans ce désordre des choses que je m’implique : ce jardin est un monde poétique et vivrier, fait de rencontres humaines. Je voulais faire du land-art et j’ai créé une spirale à patates » explique-t-il, alors que le groupe s’amuse de l’ensemble des variétés (Agata, Valery, Sarpo Una, etc.) plantées selon des rangées disposées en circonvolutions plus ou moins régulières. A l’ombre des jeunes pousses en fleurs, attroupé près d’une source, chaque membre de l’équipe note ce qu’il devra y faire dès le lendemain. Leur réunion d’équipe va débuter.

    En surplomb depuis la salle à manger, la vue est imprenable. Le « vortex à patates » semble minuscule et j’admire maintenant l’ancien réservoir d’eau qui bientôt sera rénové en bassin aquaponique. Ces fenêtres immenses, perçant d’épais murs en pierres, ont un effet apaisant. On se sent comme à l’abri, protégé.

    Sous le chêne majestueux, à l’exact emplacement de l’ancien marché du village, on parle de l’économie de proximité, du rôle de la paysannerie, des richesses du territoire

    ©La Maison Forte

    La réunion commence. Ils sont une quinzaine autour de la grande table. Tour de météo personnel. « Je veux des journées de 47 heures » commence Claire, cheffe cuisinière, qui court après le temps. On parle signalétique du parking, des rencontres à venir, de l’aménagement d’une serre, d’un séminaire d’équipe… Puis les discussions s’attardent sur la guinguette, ce rendez-vous crucial dans la vie de la Maison Forte. Conçue comme un événement populaire et fédérateur, elle propose, tous les vendredis aux beaux jours, un moment de partage des savoirs et des saveurs. Sous le chêne majestueux (600 ans !), à l’exact emplacement de l’ancien marché du village, on y vient comme on est. Sans manière. En voisin. Les mets préparés par Claire à partir de produits frais et locaux se marient aux vins vivants sélectionnés par Fred, qui s’est spécialisé dans le négoce de vins naturels [1]. On s’y régale souvent d’échanges sur l’économie de proximité, le rôle de la paysannerie, les richesses du territoire et les manières de promouvoir la coopération citoyenne. On y danse aussi, aux rythmes des groupes de musiciens locaux qui assurent la programmation.

    Ce moment est un point d’orgue conçu comme « une agora pour le 21ème siècle, en ruralité ». Les fondateurs veulent en effet explorer les différentes facettes de la transition et fabriquer du changement, notamment via la culture, en organisant tous les étés des résidences d’artistes et des ateliers. « Nous sommes soucieux de produire des économies alternatives et nous avons l’intuition que la coopération est la seule voie possible pour y parvenir » souligne Philippe Brzezanski, cofondateur du lieu.

    ©La Maison Forte

     

    Jardin pédagogique, « tiny house » et guingette

    Dans ces murs chargés d’une histoire qui échappe encore à l’équipe (lire notre encadré), les portes sont toujours grandes ouvertes. « Pour l’instant, les gens ne comprennent pas bien ce qu’on fait, même si nous avons affiché notre raison d’être de « fabrique coopérative de transition ». Jusque là nous créons surtout des expériences culturelles, sociales, agricoles… » analyse Lucas, diplômé de Sciences-Po Bordeaux, en charge de créer ici un laboratoire d’innovation sociale et culturelle. On cerne mieux alors la manière dont les coopérateurs s’impliquent : outre Alain, le jardinier qui accompagne le développement du potager des résidents, Sébastien est en charge d’un jardin en permaculture dont il veut se servir pour sensibiliser les enfants.

    Cet ancien manager de Orange et Carrefour a eu « un déclic » lors de la première grossesse de sa compagne : « Elle avait des soucis de peau et nous cherchions des informations sur le gluten. Je me suis renseigné sur l’alimentation, l’agriculture biologique, les pollutions… J’ai alors découvert la permaculture et me suis intéressé aux sols vivants », raconte-t-il, heureux d’avoir trouvé ici, après sa formation, de quoi développer son jardin pédagogique. Depuis, lui et sa femme logent à La Maison Forte en échange de l’entretien du domaine. L’an prochain, le potager devrait être prêt pour accueillir les premiers écoliers, dont les petits de la maternelle de Monbalen. Du moins si l’épidémie de Covid le permet.

    « Pour l’instant, les gens ne comprennent pas bien ce qu’on fait, même si nous avons affiché notre raison d’être de « fabrique coopérative de transition » ; nous créons surtout des expériences culturelles, sociales, agricoles… »

    Marion et Robin, un couple de jeunes ingénieurs à l’origine de l’association de sensibilisation aux enjeux énergétiques « SolaR’hythm », se sont installés ici en janvier 2020 après des mois de vadrouille en vélo tandem couché et autonome pour sensibiliser autour des enjeux énergétiques. « Ce lieu nous a motivé par sa dimension culturelle, nous voulons sensibiliser les gens à l’écologie autrement et profiter de cet espace pour créer un récit différent autour de nos projets » expliquent ceux qui animent diverses conférences sur les enjeux de la transition lors des guinguettes. Ils ont aussi profité du confinement pour construire et installer leur « tiny house » à l’entrée de la Maison Forte. Claire, la cheffe cuisinière de la guinguette, et son mari Nicolas ont également trouvé ici de quoi asseoir leur activité : traiteur pour elle, commercialisation de légumes lacto fermentés pour lui.

    L’essentiel soutien de tous les élus

    Autour des 14 premiers coopérateurs gravitent aujourd’hui une centaine de bénévoles et près de 800 adhérents. Après deux ans d’existence, le collectif s’insère déjà bien sur le territoire. « Notre première urgence n’a pas été de redynamiser le village ni de séduire les voisins, tempère Philippe. Nous voulions avant tout définir le périmètre d’une fabrique coopérative des transitions, un endroit qui lie des ateliers de production autonomes et abrite en son intérieur un commun ».

    Pour cela, leur précédentes expériences en matière de développement de projets, avec son compagnon co-fondateur Bruno, ont été utiles :  « Avant d’acheter le lieu, j’ai contacté la mairie pour voir si notre dynamique pouvait intéresser la commune. Enthousiaste, elle nous a toujours soutenus. » souligne Philippe. « Nous pouvons être une ressource locale, même si nous avons d’abord fait venir des gens de loin (des Parisiens, des Italiens, des Belges) avec, à terme, l’idée d’en faire des ambassadeurs du territoire. » Pour ce faire, il a veillé à rencontrer l’ensemble des institutions et structures associatives du coin. Mieux, « fin juin 2019, nous avons monté un comité de pilotage avec la commune, le département, la région, l’État, la Drac, la préfecture du Lot et Garonne. Ils sont tous venus et nous avons été en mesure de nous positionner pour répondre à l’Appel à Manifestation d’intérêt “tiers-lieux Aquitaine”. »

    Autour des 14 premiers coopérateurs gravitent aujourd’hui une centaine de bénévoles et près de 800 adhérents

    Comment le village voit-il l’arrivée de cette dynamique ? “Il faut s’habituer à une nouvelle vie dans le village, c’est une sérieuse bascule” note Bernard Alajouanine, ancien maire de Monbalen, voisin de la Maison Forte content d’avoir un lieu culturel sur place, “j’adore la musique et je vais régulièrement à leurs événements, c’est toujours dans un esprit ouvert, avec beaucoup de spectacles et des initiatives variées”. La maire Christelle Prellon, qui confirme l’enthousiasme et le soutien de la collectivité, reconnaît que les plus anciens ont encore du mal à accepter ces nouveaux arrivants : “Cette bâtisse a été inhabitée pendant longtemps. Avant, il y avait un grand-père, cela a toujours été très silencieux. Maintenant, cela crée selon certains des “nuisances”, avec une circulation routière plus fréquente, des fêtes un peu bruyantes, un jardin qui n’est pas entretenu de la même manière…”.

    Malgré tout, on reconnaît la bienveillance et l’ensemble des efforts fournis par l’équipe pour s’adapter aux us et coutumes locales : “Ce qu’ils proposent est très nouveau, ajoute l’édile du village, dans l’air du temps, pas toujours simple à comprendre. Certains Monbalenois n’ont pas été tendres avec eux, mais l’équipe du lieu a toujours été accommodante. Elle a adapté la thématique des événements, baissé ses tarifs, proposé des offres spéciales pour les habitants de la commune, adapté sa communication et fait bien d’autres efforts pour s’intégrer à la culture et à l’histoire locale” souligne encore la Maire, pour qui cette acclimatation demande de temps.

    Une chose est sûre : la Maison Forte a rassuré et séduit les villageois grâce à l’organisation du festival de cinéma “Plein Champs” durant l’été 2019 : « Malgré une pluie battante durant toute la durée de l’événement, on a créé une complicité avec les gens d’à côté, on a improvisé une salle dans la grange, réussi à faire une projection dans la cour le samedi soir, on a mis des plaids, des bonnets, des brasero, etc. Plus de 350 personnes sont venues en trois jours ! » se souvient Philippe. Cette réussite leur donne des ailes. Et une nouvelle envie : celle de renouer avec un bal de village fin août. L’occasion aussi de présenter les lieux, leur jardin pédagogique et d’exposer le travail des artistes.

    Dès que la pandémie sera terminée, la maire envisage également d’y organiser des ateliers intergénérationnels. Depuis, l’équipe a obtenu l’aide du fond national d’aménagement du territoire puis celle de l’appel à projet “tiers-lieux d’Aquitaine”. Ses soutiens structurants participent à l’élan de ce formidable laboratoire vivant  : en juin dernier, la Maison Forte a invité une petite vingtaine de leaders d’opinion du territoire. « Ils ne se connaissaient pas, et nous voulions cartographier avec eux les forces vives qui passent sous les radars. Ce fut un très beau moment ! » raconte Philippe. De quoi construire, collectivement et pas à pas, un territoire en transition…

     


    1. Un vin naturel, ou vin nature, est un vin auquel aucun intrant n’est ajouté lors de sa vinification. À l’heure actuelle il n’existe pas de législation ni de consensus autour de sa définition exacte. Cette dénomination n’est donc pas certifiée. Il est souvent issu de raisins cultivés selon des méthodes biologiques ou biodynamiques.

    La Maison Forte en bref 

    AUX ORIGINES
    La Maison Forte de Monbalen fait partie de ce réseau de maisons fortifiées dont on retrouve la trace en France à partir du XIIᵉ siècle. Celle-ci serait une commanderie templière datant du XIᵉ siècle. Son mur d’enceinte ouvre sur la vallée, et son agencement laisse penser qu’elle aurait servie de maison fortifiée à des fins de défense et de soin – possédée par une succession de riches familles, elle était mise à disposition des paysans en cas de problème. Elle accueillait sous le vieux chêne, il y a trois siècles déjà, le marché hebdomadaire et les trois fêtes annuelles du village. Depuis peu, une étudiante en école d’architecture fouille dans les archives de Monbalen et alentour, et va à la rencontre des gens du coin pour tenter de retracer l’histoire de la Maison Forte.

    BÂTIMENT / HABITATION
    Eco-rénovation avec l’aide de Pierre et Terre (Gers) : mise en place de toilettes sèches (économie de 700 000 litres d’eau par an), d’un système de phytoépuration et d’un chauffage avec l’eau de source.
    Le bâtiment d’habitat fait l’objet d’une location ciblée vers les coopérateurs qui souhaitent vivre sur place – 90% du bâti est dévolu au commun, 10% à l’habitat permanent.
    Espaces, services, machines, outils et camion sont partagés.
    Huit habitants permanents.

    ALIMENTATION
    L’alimentation des résidents est locale, issue de producteurs du territoire et du jardin supervisé par Alain. Elle est souvent bio, pas végétarienne, mais des efforts sont faits en ce sens.
    Originellement, la Maison Forte voulait ouvrir une épicerie solidaire – un projet à venir ?

    TRANSPORTS
    La voiture est le mode de transport le plus répandu pour venir ou aller à Agen ; certains utilisent le vélo électrique, d’autres le bus qui relie Monbalen à Agen.
    Il y a un camion partagé par l’équipe des résidents.
    Lors des guinguettes, 40% des participants habitent à moins de 20 minutes de trajet, 40% à moins de 40 minutes, 10 % entre 40 et 60 minutes et 10% entre 60 et 90 minutes.

    LA STRUCTURATION
    La SCI qui a acheté la Maison Forte est composée de 6 associés. Cette SCI édite un code social qui cadre la relation avec le lieu. Les 14 coopérateurs s’investissent dans l’un des quatre pôles (Propriété, Régulation, Habiter, Faire).
    L’association qui régule le projet compte aujourd’hui 790 membres. L’adhésion est de 5 euros par an.
    Le lieu et ses projets ont perçu des aides de diverses collectivités (commune, communauté d’agglomération, conseil départemental), mais aussi de l’AMI Tiers Lieux, l’AP Ruralité, la Fondation Crédit Coop, la DRAC, la FNAT. 23 % provient de l’autofinancement.

    BÉNÉVOLAT, INVESTISSEMENT ET RÉMUNÉRATION
    Une monnaie réservée aux coopérateurs : le Grisby – 3 heures de travail = 15 grisby, l’équivalent de 7,5 euros. Utilisable lors des guinguettes.
    Les fonctions support sont toutes rémunérées au même niveau = 600 € par mois (facturés en honoraires). La moitié du temps de travail des résidents est bénévole.
    Il y a un temps investi par chacun pour le “collectif” (réunions, tâches pour les communs, entraides…) : pour les coopérateurs une réunion hebdomadaire + une réunion en « comité opérationnel » tous les six mois + un séminaire de « construction du Nous » de deux jours par trimestre ; des « sprints » collectif en moyenne 2h / par semaine pour chaque coopérateur.


    Pour aller plus loin

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