Alice Desbiolles : La médecine a-t-elle basculé dans le domaine de la morale ? 

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    Médecin de santé publique et environnementale, épidémiologiste, Alice Desbiolles a travaillé au sein de divers organismes gouvernementaux, à l’Institut Pasteur, et a participé à des missions sanitaires internationales. Elle porte un regard critique et holistique sur la gestion de la crise de la Covid, sans manichéisme.

     

    Vous revendiquez dans votre prise de parole ne pas avoir de conflit d’intérêts. Pourquoi est-ce si important et pourquoi tous les médecins ne le font-ils pas ? Cela veut-il dire qu’ils sont influencés par des lobbies ? 

    C’est ce que l’on m’a appris à la faculté de médecine : avant toute prise de parole, préciser que je n’ai pas de conflit ou de lien à déclarer. Si un expert présente un conflit d’intérêts avec un industriel dont le produit va être étudié par une agence sanitaire, il ne participe pas aux délibérations du fait de sa lecture potentiellement biaisée ou influencée. C’est la loi. Chaque citoyen peut également savoir si mes confrères et consœurs qui s’expriment dans les médias ont des conflits d’intérêts. Il suffit pour cela de se rendre sur la base de données publique Transparence – Santé du gouvernement qui « rend accessible l’ensemble des informations déclarées par les entreprises sur les liens d’intérêts qu’elles entretiennent avec les acteurs du secteur de la santé ».

     

    Avec la pandémie, la santé n’est-elle pas devenue une forme de Graal ? 

    Je n’ai pas l’impression que la santé, au sens large, soit devenue le Graal. Ce sont une pathologie – la Covid-19 – et une certaine lecture de la santé publique qui ont été mises en avant. En effet, la santé ne se résume pas à la seule absence ou présence de Covid. Si l’on reprend la définition de l’OMS, « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Ainsi, la santé mentale est un secteur sinistré en France. Sans parler de la pédo-psychiatrie qui est complètement ravagée. Or, ce n’est pas du tout une préoccupation dans le débat public ou politique. La peur de cet agent émergent qu’est le Sars-Cov-2 et qui a surgi dans nos sociétés a abouti à une approche étriquée, biomédicale, « hospitalo- » et « covido-centrée » de la santé. Le tout avec une démarche autoritaire et hygiéniste très éloignée des principes cadres de la santé publique moderne. 

     

    Justement, où se situe la limite entre santé publique et liberté démocratique de disposer de son corps ? 

    Il existe de nombreux textes réglementaires, déontologiques et éthiques qui régissent le consentement des individus au regard des interventions médicales. L’OMS a publié une note d’orientation en avril 2021 mettant en garde sur les conséquences potentielles d’une obligation vaccinale. Sans se prononcer pour ou contre l’obligation vaccinale, l’OMS alertait sur l’impact négatif d’une obligation vaccinale en termes de confiance, de contrat social, de libertés individuelles et collectives. Autant d’éléments à mettre en balance avec les potentiels bienfaits de cette obligation en termes de santé publique. En effet, la médecine et la santé publique n’ont pas vocation à être coercitives ou à réduire les droits des individus. Au contraire, elles sont incitatives et ne doivent pas aboutir à « protéger » les individus contre leur gré. 

    Or, j’observe de plus en plus un basculement de la médecine dans le domaine de la morale alors qu’elle devrait rester dans le champ de l’éthique. La morale est par définition normative, directive, voire judiciaire : au nom de la morale, il est possible de récompenser ou de punir les bons ou mauvais comportements. L’éthique, quant à elle, est une démarche pluridisciplinaire qui implique une réflexion collective, collégiale et démocratique autour de questions complexes, avec des intérêts différents, parfois contradictoires. Les questionnements soulevés amènent non pas à choisir entre le bien et le mal, mais entre plusieurs biens, voire parfois avec le moindre mal. L’éthique permet d’aboutir à une solution qui va être la plus respectueuse possible des différentes parties prenantes, dans le respect des principes qui fondent l’éthique médicale : autonomie, justice et bienfaisance/non malfaisance.

     

    Comment ce glissement de l’éthique vers la morale est-il intervenu ? 

    En premier lieu, du fait de la peur. Une peur disproportionnée à mon sens. Si les émotions ont toute leur place en science ou dans la prise de décision, une peur chronique est délétère. Et pour la Covid, on a fait de cette peur une logique de gestion de crise. Or, une approche récurrente par la peur finit par devenir complètement irrationnelle. Ensuite, l’erreur originelle de cette gestion de crise fut, à mon sens, de mettre de côté la pluridisciplinarité des expertises et des expériences. C’est-à-dire que la science, qui a guidé les gouvernements, n’a été incarnée finalement que par des modélisateurs d’épidémie, des infectiologues et des réanimateurs. 

    « Se placer dans une logique de ce que l’OMS nomme One Health, « une seule santé », donc faire le lien entre santé humaine, animale et environnementale prend ici tout son sens. »

    Cette lecture de la santé est très réduite, très biologique, et a abouti à une vision étroite et biaisée de la situation. Il eût fallu qu’aux côtés de ces expertises, bien sûr légitimes, soient également considérés d’autres savoirs issus du domaine médical, comme la santé mentale, la pédiatrie, la médecine générale et libérale, qui sont également en première ligne. Et aux côtés de ces connaissances médicales, d’autres expertises avaient également leur place, comme celles des assistantes sociales, des professionnels des sciences sociales, des juristes – au regard des nombreuses interrogations en ce qui concerne le droit – ou encore des vétérinaires – car le Sars-Cov-2 présente de nombreux réservoirs animaux. Se placer dans une logique de ce que l’OMS nomme One Health, « une seule santé », donc faire le lien entre santé humaine, animale et environnementale prend ici tout son sens. On aurait pu également inclure des représentants de la société civile, des associations de patients et, pour faire le lien entre tous ces savoirs, des médecins et professionnels de santé publique, par définition à la confluence des disciplines mais grands oubliés également du Conseil scientifique. Cette pluri-disciplinarité aurait permis une lecture plus globale et pragmatique de la situation et, de fait, une approche beaucoup plus nuancée. 

    Au lieu de cela, l’expertise officielle, cloisonnée et quasi exclusivement médicale et hospitalière – du moins au début – a contribué à produire de l’ignorance, voire de « l’ignorantisme », pour reprendre l’expression d’Edgar Morin qui déplore que des savants et des experts soient désormais « ignorants de leur propre ignorance » (Edgar Morin, Connaissance, ignorance, mystère, Fayard, 2017).

     

    Peut-on parler de dérive vers des formes d’autoritarisme ? 

    Je ne plaide pas pour une approche autoritaire de la santé. Je m’inscris plutôt dans les principes de la santé publique qui sont portés par la Charte d’Ottawa de 1986, laquelle insiste sur l’émancipation des individus pour qu’ils soient acteurs de leur propre santé. Mais il est vrai que nous basculons dans une approche de plus en plus autoritaire de la santé publique et je ne peux que le déplorer, bien que celle-ci n’ait rien de nouveau. Il s’agit en effet d’un travers aussi connu qu’inefficace, auquel succombent souvent les pouvoirs publics, comme on le voit pour la drogue ou la prostitution par exemple. 

    « La discussion scientifique, par définition contradictoire et en quête de réponses, a été remplacée par le dogmatisme, parfois – voire souvent – agressif. »

    Nous pourrions également pointer une autre dérive de cet autoritarisme sanitaire : l’absence de débat scientifique contradictoire, pourtant seul à même d’aboutir à l’obtention d’un consensus. Le consensus permet de proposer une approche nuancée au regard de problématiques complexes et de satisfaire le plus grand nombre d’experts et de personnes sollicitées. Les conditions d’un tel débat n’ont malheureusement pas été créées. L’impression a même été donnée – au début du moins – que l’ensemble de la communauté scientifique et médicale était en phase avec la ligne proposée, comme s’il n’y avait qu’une seule voix, et donc qu’une seule voie pour faire face à cette pandémie. Pourtant, ce n’était pas du tout le cas. La communauté scientifique et médicale a été très fracturée dès le début. Mais toute personne qui a essayé d’apporter un peu de nuance et de hauteur à la situation prenait le risque de se voir discréditée ou marginalisée. La discussion scientifique, par définition contradictoire et en quête de réponses, a été remplacée par le dogmatisme, parfois – voire souvent – agressif.

     

    Vous dites qu’il n’y a pas eu de débat, mais c’est la première fois que l’on voit s’opposer publiquement des visions différentes de la part de médecins émérites… 

    En temps normal, le débat d’experts ne se joue pas sur les réseaux sociaux, comme Twitter, à coups de tribunes dans la presse ou sur les plateaux de télévision. Ce débat, qui se doit d’être apaisé, respectueux, contradictoire, devrait avoir lieu dans les institutions avec l’audition de différents experts, associations, patients et usagers et via les publications scientifiques. Mais ce débat scientifique régulé a été transféré dans l’arène médiatique. Ce qui a créé du chaos et de la division, en opposant ligne « officielle » et ligne « dissidente », alors que la vérité a souvent un pied dans les deux camps. De plus, la communication et la confiance en temps de crise constituent des éléments clés pour l’adhésion des populations aux politiques de santé publique. J’espère que nous saurons en tirer les enseignements à l’avenir puisque nous n’avons pas fini de faire face aux épidémies. Puissions-nous rebâtir à la fois la confiance en les institutions, en les communautés scientifique et médicale, car nous aurons vraiment besoin de cette confiance pour faire face aux enjeux futurs que nous allons devoir traverser collectivement.

     

    Voulez-vous dire que l’on a favorisé la relance économique et apporté une réponse politique ? 

    Je ne pense pas qu’il faille choisir entre santé et économie ou entre santé et liberté ! La situation sociale est un déterminant majeur de la santé. Par exemple, le chômage tue en moyenne quinze mille personnes chaque année. On parle également d’inégalités sociales de santé et de « gradient social de santé » ; plus vous êtes pauvre, moins vous êtes en bonne santé. On pourrait bien sûr discuter du paradigme du capitalisme dans lequel nous nous inscrivons et de son impact sur la santé humaine et planétaire, mais soulignons déjà que les termes du débat ne sont pas les bons. Il n’y a pas lieu d’opposer santé, travail, emploi, économie, liberté. La santé des individus est un tout et a besoin de tous ces éléments pour s’épanouir. 

     

    Cela signifie-t-il que nous n’avions pas les bons indicateurs pour être acteurs de notre santé, pour gérer cette crise ? 

    Oui, et c’est d’ailleurs assez tragique ! Non seulement on a limité ce que l’on appelle l’empowerment, cette capacité à être acteur de sa santé, mais en plus, on a créé toutes les conditions pour dégrader la santé des individus – puisqu’on a enfermé des gens chez eux en dépit de leurs potentielles vulnérabilités. C’est le cas pour les enfants maltraités, violés, les femmes battues. Pour certains enfants de milieux défavorisés, le seul repas quotidien est pris à la cantine de l’école. Il y a aussi beaucoup de familles, notamment monoparentales, qui ont sombré dans la pauvreté et la précarité du fait des confinements. Sans parler des effets de ceux-ci sur la prise de poids, la sédentarité, la consommation de toxiques comme l’alcool, les accidents domestiques ou encore l’accès retardé aux soins. C’est pour cela qu’il faut faire très attention à ne pas proposer des mesures universelles, généralistes et non évaluées à l’ensemble d’une population. Par définition, la médecine, la prévention et la santé publique doivent être personnalisées et proportionnées aux besoins des individus, à leurs vulnérabilités et à leurs capacités. Les politiques menées n’ont malheureusement pas permis aux gens d’être acteurs de leur santé puisqu’il a été décidé à leur place ce qui était bon pour eux et que leur consentement a finalement été capturé.

     

    La crise sanitaire s’ajoute à la crise écologique. Cela peut-il accentuer une forme d’éco-anxiété ? 

    Tout va dépendre de la lecture, systémique ou non, et des connaissances que vont avoir les individus de tous ces enjeux complexes et multifactoriels. Les risques d’émergence d’agents infectieux sont profondément liés aux activités humaines destructrices. Donc bien sûr, il est possible de développer une forme d’éco-anxiété en lien avec la pandémie. D’ailleurs, la santé mentale se dégrade à tous les âges depuis le début de cette crise. Santé publique France note une augmentation des passages aux urgences pour tentative de suicide et idées suicidaires. La santé mentale est profondément dégradée, à tous les âges et dès l’enfance. Pas tant du fait de la Covid-19, mais du fait de cette gestion de crise et de l’impact des restrictions sur la santé physique, mentale et sociale.

    « La réanimation n’a pas le monopole du manque de lits et de soignants. »

    Soulignons que certains enfants en situation de très grande vulnérabilité ou fragilité ne sont pas pris en charge à l’hôpital ou dans les services de pédopsychiatrie car il n’y a pas de place pour les accueillir, malgré l’urgence médicale. Dans de trop nombreux centres médico-psychologiques, les délais d’attente pour obtenir un rendez-vous vont de dix-huit à vingt-quatre mois. La réanimation n’a pas le monopole du manque de lits et de soignants. Le sous-dimensionnement de notre système de santé tout au long du continuum de soin constitue un vrai problème de santé publique.

     

    Pour faire face aux enjeux, faudrait-il sortir d’une approche financière de la santé ? Ce n’est pas ce qui s’est passé avec la fermeture des lits pendant la pandémie… 

    D’après l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, ndlr), l’impact économique actuel des pandémies est cent fois supérieur au coût estimé de leur prévention. Dès lors, on comprend bien que l’investissement dans la prévention des émergences, la prévention de nos vulnérabilités et dans le système de santé au sens large constitue la clé pour un avenir apaisé. Malheureusement, et ce malgré une population vieillissante et de plus en plus fragilisée par les comorbidités, on ferme des lits et des hôpitaux au lieu d’en ouvrir et de rendre les structures de soins attractives pour les soignants et les patients. Les déprogrammations, que d’aucuns voudraient imputer aux patients Covid, vaccinés ou non, relèvent essentiellement de postes vacants, notamment dans les blocs opératoires. Ces postes sont vacants du fait des départs massifs de soignants qui fuient des conditions de travail de plus en plus difficiles, par ailleurs très peu attractives et en total décalage avec le service rendu à la population par ces métiers cruciaux.

     

    Dans votre livre L’Éco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé, vous proposez des solutions plus individuelles que politiques. Pourquoi ? 

    Les causes de l’éco-anxiété (réchauffement climatique, déforestation, effondrement du vivant, pauvreté…) résultent d’enjeux systémiques qui, par définition, doivent être résolus à une échelle globale et politique, laquelle dépasse le seul champ d’action d’un individu. Une fois que l’on a dit cela et que l’on a bien compris que la problématique était globale, que peut-on proposer aux personnes qui s’interrogent ou qui sont en souffrance ? Il est dans mon ADN de médecin de vouloir soulager les tourments, d’apaiser les âmes et les cœurs et d’apporter des solutions concrètes aux individus. C’est pourquoi il m’a semblé important de proposer des clés opérationnelles et activables ici et maintenant, à un niveau personnel. Bien sûr, il faudrait un changement de paradigme global à court, moyen et long terme. C’est d’ailleurs exactement ce pour quoi je plaide, notamment dans la gestion de crise de la Covid.

     

    Quel regard portez-vous sur la théorie de l’effondrement ? 

    Je la comprends, mais comme je le dis pour la Covid, j’évite de faire toute prévision parce que finalement on ne sait pas de quoi sera fait demain. Les collapsologues contribuent bien sûr à une certaine prise de conscience des enjeux environnementaux et sociétaux, ce qui est essentiel. Ensuite, à chacun de se construire avec sa lecture du monde. Pour ma part, il m’est difficile, voire impossible, d’avancer avec une vision potentiellement trop sombre de l’avenir. Chacun se raconte ses récits et je préfère me concentrer, comme je le fais d’ailleurs sur la pandémie, sur des solutions concrètes pour construire ensemble un avenir plus soutenable plutôt que de déplorer uniquement les erreurs ou les dérives.

     


    BIO EXPRESS 

    1988 : Naissance 

    2012 : Doctorat en médecine de santé publique 

    2017 : Interne de médecine à l’Institut Pasteur 

    Depuis 2018 : Médecin de santé publique 

    2020 : Autrice de L’Éco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé (Fayard)

     

    Propos recueillis par Pascal Greboval et Sabah Rahmani 


    Voir aussi :

    Conférence « Santé & Démocratie : Quels sont les vrais risques du COVID » Avec Barbara Stiegler et Alice Desbiolles

    Lire aussi :

    Marie-Monique Robin « Repenser notre rapport à la nature évitera d’autres pandémies »

    Santé environnementale: « Un état des lieux catastrophique»

     

     

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