Cafés et baguettes en attente :
    nouvelles solidarités citoyennes

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    Pour conjurer une crise sans fin, de nouvelles solidarités émergent. C’est ainsi que sont apparus des cafés et baguettes « en attente » ou « suspendus ».  Reportage à Strasbourg.

    Tout est parti d’une publication il y a un an sur la page Facebook des Indignés. Une bloggeuse y relatait sa découverte de la tradition napolitaine du « caffè sospeso » ou « café suspendu » lors d’un séjour en Italie en mars 2013. « Nous entrons dans un petit café avec un ami et passons notre commande. Deux personnes arrivent à leur tour et vont vers le comptoir : « Cinq cafés, s’il vous plaît. Deux pour nous et trois en attente » », raconte-t-elle. Née dans la cité transalpine au début du XXsiècle, cette coutume repose sur un principe enfantin : en plus de sa propre consommation, le client règle par avance un ou plusieurs cafés qui sont laissés « en attente » et bénéficieront à une personne en situation de précarité. Un geste de solidarité porteur de sens dans un pays où prendre un expresso au comptoir est une véritable institution.

    Grâce à la puissance des réseaux sociaux et au relai médiatique, l’idée a essaimé dans tout l’Hexagone en quelques mois, principalement dans les grandes agglomérations. Des groupes Facebook locaux ont vu le jour dans l’Orléanais, à Nice, dans les Pyrénées, etc. À Strasbourg, dans le quartier de la gare, les clients de l’enseigne Tapas Toro ont ainsi offert une quarantaine de cafés suspendus en à peine trois mois. « Un homme de quarante ans m’a confié qu’il avait hésité dix minutes devant le restaurant avant d’oser entrer pour demander un café suspendu. Dans ce quartier plutôt populaire, il y a aussi beaucoup d’étudiants qui touchent juste assez pour payer leur loyer. Or, le café, c’est la première boisson autour de laquelle on peut se rencontrer », témoigne Hombeline, une jeune serveuse. L’arrivée de l’hiver et la morosité d’une époque ternie par la crise économique ont convaincu son patron, Maxence Kilinc, de démarrer l’opération : « D’autant plus que quelque part, nous avons pour mission sociale de rapprocher les gens », insiste-il.

    Rapprocher les gens

    Dans le marc d’un café suspendu, on lit de belles histoires, comme celle de Jean-Marc, sans-abri : un entrepreneur, client du bar à tapas strasbourgeois, l’a embauché pour refaire une salle de bains. Il y a aussi ce jeune homme désœuvré de 20 ans, entré se réchauffer une demi-heure autour d’un petit noir en attente dans la nuit du réveillon de la Saint-Sylvestre.

    Quelques rues plus loin, dans le quartier de la cathédrale, véritable triangle d’or des commerçants, une passante s’étonne : « Café suspendu ? Non je ne connais pas. En tous cas, c’est un joli nom ! » Dans ce secteur très touristique, où la mendicité est importante, Yoann Abitbol, propriétaire du restaurant végétarien « Bistrot et Chocolat », a déjà servi quatre-vingt-huit cafés suspendus en deux mois. Il évoque une clientèle plutôt masculine, âgée de 18 à 45 ans. « La crise n’épargne personne, mais la solidarité n’est pas au cœur des débats. Pourtant, le mot fraternité n’est-il pas inscrit au fronton des mairies ? » Avant de se lancer, ce restaurateur s’interrogeait sur la manière comptable de gérer les cafés prépayés encore en attente : finalement, pour que sa caisse soit à l’équilibre en fin de journée, il a mis en place une touche spécifique qui décompte les consommations gratuites. Restait à régler la question de l’organisation du service : « Je propose aux clients des cafés de venir à partir de 13 heures, ils aiment mieux quand il y a moins de monde, et puis ça ne me bloque pas une table. »

    Facilement reproductible, le concept de café suspendu gagne peu à peu l’Europe et fait tache d’huile hors de ses frontières. Il a même été adapté à un stéréotype bien de chez nous, celui de la baguette. « Une baguette, ce n’est pas onéreux. Toutefois pour certains c’est une dépense qui compte. Je voulais que les personnes dans le besoin puissent aller dans une boulangerie chercher cet aliment de base, un acte banal dont elles sont écartées », explique Jean-Manuel Prime, le Clermontois de 42 ans qui a inventé la baguette en attente.

    8000 fans des baguettes en attente

    Kaizen Boulangerie Bischheim

    Début mars, le site de Jean-Manuel recensait 129 boulangeries dans 86 villes et sa page Facebook comptait près de 8000 fans. Modeste et désintéressé, ce fonctionnaire au ministère de la Justice avait testé son idée il y a un an dans deux villages du Puy-de-Dôme. « Ça n’a pas vraiment marché. Peut-être parce qu’il y a davantage de proximité et de solidarité en milieu rural, le partage s’y fait plus directement. Cependant l’idée est arrivée à l’oreille d’un boulanger bordelais, puis d’un boulanger alsacien, etc. Et grâce à l’éclairage médiatique, le concept a pris. Je ne m’attendais pas à un tel engouement ! Mais j’aime que les gens se l’approprient. » Les premiers mois, il a dû gérer les nombreuses sollicitations des boulangeries intéressées par le concept : les demandes de référencement ont explosé à l’automne dernier. Depuis, le buzz s’est un peu tassé. Il reçoit en moyenne une à deux demandes par semaine. Si un partenariat avec une importante chaîne de boulangerie est actuellement à l’étude, l’enjeu est davantage de pérenniser l’initiative, selon lui, tout en garantissant son sérieux. Et les consommateurs, comment perçoivent-ils cette initiative ? À Bischheim, banlieue de Strasbourg, dans une des premières boulangeries à s’être lancées en France, Sophie, une jeune mère de famille, trouve « le principe bon, s’il n’y a pas d’abus » et s’étonne que des personnes âgées puissent être dans le besoin.

    De Naples à Obernai

    Paul, 63 ans, voit là un concept génial, même s’il dit ne pas vouloir se sentir obligé de donner à chaque fois qu’il passe devant une boulangerie ou un bistrot. Roland, retraité, réagit : « On ne peut pas tout le temps demander aux citoyens. C’est aux riches de donner aux pauvres. » Pas militant pour un sou, Giovanni Guartieri, 27 ans, gérant de la boulangerie familiale de Bischheim, n’engage pas de débat : « Cette initiative, c’est un petit truc à moi, je ne cherche pas à faire changer les avis. » Détail amusant, ses grands-parents sont originaires de Naples ! Volontaire, le jeune artisan pointe cependant la difficulté pour certaines personnes âgées et certains bénéficiaires des minimas sociaux d’accepter une baguette en attente. Ils préfèreraient mettre leurs achats en crédit, estimant ne pas être les plus à plaindre. Il arrive donc que des commerçants effacent ces créances avec des baguettes en attente.

    À Obernai, ville alsacienne typique avec ses maisons à colombage, ses vieilles pierres en grès rose des Vosges, Ludovic Schibler, gérant d’une boulangerie, admet certaines  limites. Dans une agglomération de 11 000 habitants, tout le monde se connaît : « Les gens n’osent pas trop demander. C’est un peu tabou. De plus, notre ville est assez aisée, les personnes âgées qui connaissent des fins du mois difficiles ne le veulent pas le montrer. » À Strasbourg, Yoann Abitbol avertit : « Quand on accepte, il faut aussi savoir interdire », allusion aux clients alcoolisés auxquels il a dû demander de revenir à un autre moment.

    Mais la solidarité garde le dernier mot. Les associations caritatives comme Les Restos du cœur la regardent d’un bon œil. Et les commerçants restent motivés pour poursuivre le mouvement au-delà de l’hiver. Le gérant de Tapas Toro songe d’ailleurs à des boissons fraîches en attente pour cet été.

    De la brasserie bon marché à la table chic, une soixantaine de restaurants de l’agglomération de Mulhouse dans le sud de l’Alsace ont déjà adhéré au concept de « repas réservés ». Séduit par les cafés suspendus et baguettes en attentes, David Petit, 43 ans, a su convaincre ces enseignes de lui emboiter le pas. Salarié d’un magasin de bricolage, il a échafaudé le principe en y ajoutant un petit plus ingénieux : les clients ont la possibilité de remettre eux-mêmes une carte de repas prépayé dans la rue à un sans-abri par exemple. En effet, ces derniers franchissent difficilement la porte d’un restaurant même si un panonceau « Ici repas réservés » les y invite. Les fameuses cartes peuvent également être remises via les associations caritatives locales.

    L’état d’esprit « en attente » a gagné d’autres types de commerces. Ainsi, à Rouen, un bouquiniste met des livres en attente. À Nantes et aux Lilas en Seine-Saint-Denis, des associations ont même lancé le tout en attente !

    Texte et photos : Philippe Bohlinge

    Extrait de la rubrique Ensemble on va plus loin de Kaizen 14

    3 Commentaires

    1. « Pas militant pour un sou… » Mais si ! On ne milite pas que par la parole ! Rien que l’acte est un acte militant en soi !

    2. Bonjour Kaizen et merci pour ce super article récapitulatif.

      En effet le constat que vous faite à la fin « « Les gens n’osent pas trop demander. C’est un peu tabou. » est vérifié presque dans chaque établissement qui pratique le suspendu !
      Et même si les associations caritatives peuvent être au courant, il y a un vrai travail d’information et de sensibilisation à faire autour de cette action !

      C’est ce pour laquelle travaille l’équipe de la coopérative Café Suspendu, un projet social qui consiste à réunir tous les acteurs d’un territoire autour de la diffusion de cette idée généreuse !

      Premier test à Marseille, si vous souhaitez le voir chez vous, ou tout simplement suivre le projet, aller faire un tour sur notre site et contacter nous

      L’équipe Café suspendu,
      Fanny, Agathe, Joel, Donatien et plein d’autres…

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