Cette technique du Moyen Âge pour stocker
    le blé est la plus moderne : ni énergie,
    ni pesticides

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    Aujourd’hui, stocker les céréales demande de grandes quantités d’énergie, voire de pesticides. Pourtant, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les paysans savaient les conserver sous terre, sans oxygène. Une technique que des archéologues tentent de reconstituer.

    Reconnaissons-le, le site n’est pas très impressionnant. Il consiste essentiellement en une série de cinq fosses. En plus, ce ne sont même pas des vestiges anciens… ce sont les archéologues eux-mêmes qui les ont creusées ! Sous le soleil encore vif de début octobre, pendant que certains s’affairent à un atelier torchis pour boucher le premier orifice, d’autres déversent de la terre dans le deuxième, tandis qu’une équipe se prépare à remplir un troisième de céréales. Nous sommes ici sur un chantier d’archéologie « expérimentale ». Dans le sol de ce terrain situé à Alénya, non loin de Perpignan, dans les Pyrénées-Orientales, cinq silos ont été creusés afin de comprendre comment les céréales y étaient entreposées. Une entrée étroite et circulaire, des parois concaves, un fond plat et large : ils ont, en quelque sorte, la forme d’abat-jours et peuvent contenir chacun 600 litres de denrées alimentaires.

    Chaque silo enterré peut contenir 600 litres de denrées alimentaires.

    Les traces de conservation de céréales dans des silos enterrés sont très anciennes. « On en retrouve dès le début du néolithique, puis cela s’est développé dans toutes les cultures qui ont pratiqué l’agriculture, à toutes les périodes, sur quasiment tous les continents : Afrique, Europe, Asie, Amérique. Les dernières traces remontent au XVIIIe siècle, dans les textes des agronomes qui en observent en Aveyron, en Espagne, et au Maghreb », explique Eric Yebdri, archéologue à l’Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventives).

    Certaines sources retrouvées par les chercheurs affirment que le grain pouvait, grâce à cette technique, être conservé jusqu’à sept ans, et garder ses qualités nutritives et germinatives. Ainsi, à des époques où les flux du commerce de céréales étaient moins développés qu’aujourd’hui, cela permettait d’accumuler les bonnes années, afin d’anticiper les mauvaises. Probablement que la capacité à conserver une récolte un an et plus était une question de survie. « On veut reconstituer ce savoir-faire paysan multimillénaire », poursuit le chercheur.

    « C’est très difficile pour nous, on ne trouve que des fosses vides ! »

    L’idée de cette expérience est née du regroupement d’archéologues de la région spécialisés dans le Moyen Âge. Parmi les points communs entre les sites étudiés : l’omniprésence de ces silos, en périphérie des villages, mais aussi sur plusieurs grandes aires d’ensilage regroupant jusqu’à quelques milliers de fosses. « Sur le pourtour méditerranéen français, le Moyen Âge est un peu “l’âge d’or” de cette technique », précise Eric Yebdri.

    Ces découvertes ont suscité beaucoup de questions. Pourquoi autant de silos au même endroit ? Qui s’en occupait : les paysans, le seigneur, l’Église ? Tous n’étaient pas en permanence remplis : comment s’organisait la rotation ? Qu’est-ce qui était conservé dans ces silos ? Des céréales, certes, mais y avait-il aussi des légumineuses ? Ce blé avait-il une utilisation différente de celle du blé stocké dans les greniers aériens ? Était-il plus ou moins apte à faire du pain ? Et surtout, comment les céréales pouvaient y être conservées sans s’altérer ?

    Les archéologues n’ont même pas réussi à éclaircir le mystère de la disparition de cette technique. Ils n’ont que des hypothèses : changement de conditions climatiques à la fin du Moyen Âge rendant la conservation souterraine plus difficile ; volonté des pouvoirs politique et religieux de mieux contrôler le grain, qui est plus « visible » quand il est entreposé au grenier ; développement d’un courant hygiéniste déclarant que le grain conservé dans la terre n’est pas propre ; ou encore développement des « professions du grain », telles que les meuniers et les boulangers, qui intensifient son commerce et sa circulation.

    « C’est très difficile pour nous, on ne trouve que des fosses vides ! affirme Carole Puig, chercheuse dans un laboratoire de l’université de Toulouse. Et il y a peu d’informations dans les sources écrites, car elles décrivent la fiscalité sur le grain, mais pas la façon de le conserver. Tout ce que l’on sait, c’est qu’ils creusent un trou, y mettent les céréales, et le bouchent hermétiquement. Cela à l’air très simple sur le principe, mais c’est en fait très compliqué. » « On avait beau fouiller, on ne comprenait pas. Donc on s’est dit qu’il fallait mettre la main à la pâte », reprend Eric Yebdri.

    Les chercheurs se sont donné au moins 10 ans

    Les mains dans la terre, donc, les médiévistes s’affairent. Ils n’ont que quinze jours pour vider puis remplir à nouveau leurs silos. La dernière semaine de septembre a été consacrée au « désensilage » : les fosses qui avaient été emplies en 2016 de féverole — une légumineuse — ont été vidées. « On avait une couche de 8 centimètres de grains pourris », raconte Odile Maufras, elle aussi archéologue à l’Inrap. L’odeur âcre plane encore, à chaque coup de vent, sur le chantier. L’archéologue saisit une poignée des grains qui étaient à l’intérieur du silo, dont beaucoup montrent des traces de pourrissement eux aussi. La première expérience a été un échec : trop d’humidité, peut-être ?

    Les chercheurs tâtonnent. Ils se sont donné au moins 10 ans pour tester et creuser jusqu’à une cinquantaine de silos. Différents critères ont été retenus. Cette année, c’est le bouchage : terre et torchis ; uniquement torchis ; ajout d’une pierre ; etc. « Nous remplissons trois volumes similaires et nous mettons des capteurs pour mesurer l’humidité, la température et le taux de CO2. En fonction des bouchons, on verra lequel est le plus favorable à la conservation, explique Jérôme Kotarba, également archéologue à l’institut de fouilles préventives. Puis on testera d’autres aspects ensuite : couvrir le fond et les parois de paille, d’un autre végétal, d’enduit, ou les brûler aussi, car on a constaté qu’elles l’étaient dans certains silos. »

    En cette première semaine d’octobre, deuxième et dernière semaine du chantier annuel, l’étape programmée est celle de l’ensilage. La céréale choisie est le petit épeautre, car elle était cultivée dès le néolithique. C’est un agriculteur bio membre du Réseau semences paysannes qui la fournit. Les kilos se déversent à même la terre, dans un bruissement doux et continu. À mi-fosse, un capteur est introduit, enfermé là pour un an. Régulièrement, le grain est tassé, jusqu’à arriver au bas du goulot d’entrée. Pendant ce temps-là, un petit groupe a mélangé, à coups de foulage dynamique, des kilos de boue avec de la paille afin de fabriquer le torchis permettant de clore le tout. Disposé en dôme, il doit permettre d’éviter les infiltrations d’eau comme de rongeurs.

    Obtenir un milieu dit « inerte »

    Tout l’enjeu est d’obtenir un milieu dit « inerte » ou « anaérobie », c’est-à-dire sans oxygène. Appelé à la rescousse par les archéologues, Francis Fleurat-Lessart, chercheur retraité de l’Inra (Institut national de recherche agronomique) et spécialiste du stockage des céréales, explique le processus : « Quand le silo est bien étanche, le grain se met à respirer légèrement, consomme l’oxygène et produit du gaz carbonique. Au bout d’un mois ou deux, l’atmosphère est dite inerte. Mais si le transfert d’humidité est trop important, l’inertage n’a pas le temps de se faire et il y a un risque que les moisissures se développent. »

    Régulièrement, le grain est tassé, jusqu’à arriver au bas du goulot d’entrée.

    Pour lui, cette technique a deux avantages : « Elle ne nécessite ni énergie ni insecticides — dont on retrouve les résidus dans nos assiettes, et en particulier dans le pain complet. » Le silo souterrain permet de refroidir le grain naturellement. « Quand on récolte le blé, il est aux alentours de 30 °C, la température idéale de développement des insectes. On est obligé de le ventiler pour le refroidir. Le stockage sous-terrain permet de le stabiliser à une température de 15 °C, suffisante pour éviter les insectes », nous apprend-il. À l’époque où elle était encore utilisée, cette méthode nécessitait moins d’efforts que la conservation en grenier, demandant de sans cesse remuer le grain.

    Jacques Baboulène, le paysan bio qui fournit la céréale nécessaire à l’expérience, confirme. S’il n’utilise pas de pesticides, il doit quand même refroidir : « Je mets le grain dans des silos métalliques et je ventile, pour éviter que les parasites se développent. C’est très dispendieux en énergie, et soumis au fait qu’elle n’est pas chère. »

    L’avenir du stockage des céréales ?

    Le principe de conservation des céréales sous atmosphère anaérobie est déjà bien connu des professionnels du secteur. « On remplace l’air par de l’azote ou du gaz carbonique, précise Francis Fleurat-Lessart. Mais il faut des silos étanches, plus chers que les autres, et injecter de grandes quantités de gaz amenés par camion. » Bref, aujourd’hui, aucune technique n’est vraiment satisfaisante, soit du point de vue écologique — utilisation d’énergie et de pesticides —, soit du point de vue économique. Quant à conserver du blé plusieurs années, c’est techniquement faisable, mais pas du tout rentable : « Dès que la température remonte l’été, il faut de nouveau ventiler et utiliser de grandes quantités d’énergie. Israël ou la Chine le faisaient pour constituer des réserves stratégiques, mais ils ont arrêté il y a une dizaine d’années », raconte l’agronome.

    Alors, les silos enterrés sont-ils l’avenir du stockage des céréales ? En partie. « Je ne vais pas me mettre à creuser des silos, reconnaît Jacques Baboulène. Mais on ne sait jamais, si l’énergie n’était plus aussi facilement disponible ? Ce qui m’importe, c’est que cette technique ne soit pas perdue », assure le paysan.

    « Si on comprend comment ça fonctionne, on pourrait le reproduire, non pas en silos enterrés, mais avec des technologies modernes », ajoute Francis Fleurat-Lessart. Même les archéologues espèrent ne pas répondre qu’à des questions historiques : « On nous dit souvent “vous les archéologues, vous êtes dans le passé”, mais on peut avoir des solutions très pratiques à des problèmes contemporains très concrets », croit Eric Yebdri.


    Article initialement publié le 14 novembre 2017 sur Reporterre

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