Comment réinventer l’économie face aux enjeux majeurs du 21ème siècle ?

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    « Pour que le changement soit profond face à l’enjeu majeur de survie de l’humanité du 21e siècle, au-delà d’un système ou d’un modèle économique qu’il faut modifier, c’est la discipline toute entière qui doit être remise en question. » Économiste, chercheuse et autrice de Quand l’homo-economicus saute à l’élastique… sans élastique (Plon, 2019), Aurélie Piet rappelle la nécessité de dépoussiérer la discipline et pose les premières pierres de l’économie de demain.

     

    Un monde qui n’a donc jamais été aussi riche, aussi productif et aussi pacifique… 

    Dans son ouvrage Non ce n’était pas mieux avant1, Johan Norberg historien de l’économie suédois, nous rappelle, que même si notre monde n’est pas idéal, il a réalisé des avancées sans précédent. Nous n’avons jamais connu un tel confort matériel avec de telles avancées scientifiques, technologiques, médicales :  la famine a pratiquement disparu, la durée de vie a augmenté, le monde s’est enrichi, la grande pauvreté a reculé, l’illettrisme est en chute libre. En cinquante ans, le nombre de victimes de conflits dans le monde a fortement diminué2 Globalement les êtres humains vivent réellement plus riches, en meilleure santé, plus en paix, dans des habitats plus confortables, en étant plus instruits et en travaillant moins.  

     

    …mais qui n’a jamais été aussi fragile et menacé3. 

     Un cri d’alarme de grande ampleur a été lancé le 13 novembre 2017 dans la revue scientifique BioScience par plus de 15.000 scientifiques de 184 pays4 pour avertir l’humanité de la dégradation catastrophique de l’environnement causée par l’activité humaine elle-même. Cri renouvelé en 2019 dans un rapport signé par plus de 11.000 scientifiques5. De nombreux autres rapports confirment cette conclusion alarmante, notamment ceux du GIEC6 et de l’IPBES7 

    Et le covid-19 n’est qu’une des manifestations de cet état de fait. 

    Le climat se réchauffe à grande vitesse, nos ressources sont dévastées et nous vivons une extinction massive des espèces… C’est la première fois de l’histoire que l’homme est à l’origine d’une modification profonde de son environnement, notre planète est entrée dans une nouvelle période que l’on appelle en géologie, l’anthropocène. Une ère dans laquelle ce ne sont plus les forces naturelles qui sont sources de transformations de la planète mais l’homme…Où il se met lui-même en danger et où sa propre survie est menacée. 

     Notre espèce est donc menacée, notre survie est en danger et le constat est sans appel, ce sont nos modèles de production et de consommation qui en sont la cause… donc notre modèle économique, et plus globalement notre économie. 

    Économiste et chercheuse, Aurélie Piet est également autrice de Quand l’homo-economicus saute à l’élastique… sans élastique (Plon, 2019),

    Le modèle en question  

    Le modèle de référence de la société occidentale considère le libéralisme comme une loi naturelle, une réalité objective, contribuant à accroitre la richesse permettant au peuple et à l’Etat une subsistance abondante.  Lui-même pilier idéologique d’un système capitaliste devenu la norme.  

    C’est donc une économie, un modèle économique, un système économique (car tous sont liés), qui considèrent que nos besoins sont illimités8 et que nous les satisfaisons grâce à la consommation. Il nous faut donc produire toujours davantage pour satisfaire des besoins illimités. C’est le principe de la croissance. Et le moteur de cette économie, ce qui motive cette dynamique, c’est l’accumulation de profit, l’accumulation d’argent.  

    Nous sommes donc dans une logique productiviste qui consiste à produire toujours plus pour accroître une richesse quantitative maximisant ainsi la satisfaction de la population. Une économie qui cherche une croissance infinie dans un monde fini, dans un monde où les ressources sont limitées.  

     Un modèle économique qui présente peu de contrainte sur la manière de produire, permettant ainsi la possibilité de polluer, de gaspiller, d’extraire de la nature ce dont nous avons besoin pour produire. Il présente également peu de contraintes sur le type de biens fabriqués. Ce qui importe étant la quantité produite. Nous mesurons notre richesse via le produit intérieur brut (P.I.B.), c’est-à-dire en fonction de la valeur des biens produits et non en fonction de leur qualité, ni de leur intérêt social, environnemental, sociétal et culturel. Le P.I.B. comptabilise entre autres la production d’armes, d’antidépresseurs, de drogues9, mais aussi des productions qui contribuent à polluer ainsi que les activités nécessaires à leur dépollution. Il ne comptabilise pas, les dégâts causés à l’environnement, les richesses naturelles et leur épuisement, l’impact des catastrophes naturelles.  

    Est-ce cette richesse que nous voulons créer ? Celle qui ignore la qualité, le bien-être, la nature, la liberté ? Une société en surrégime basée sur de l’énergie fossile qui contribue grandement à polluer ? Est-ce cette économie que nous souhaitons maintenir ? Une économie dégénérative, extractrice qui abime la planète et met en danger l’humanité. 

    Une économie, un modèle, un système qui a connu son heure de gloire, sans doute un passage nécessaire dans l’histoire de l’humanité qui tel un adolescent doit expérimenter ses propres limites, l’excès, la liberté sans contrainte, la matérialité, l’ego exacerbé. Cependant l’humanité doit donc désormais mûrir, s’assagir, elle doit passer à l’âge adulte en s’orientant vers des modèles d’évolution plus éthiques, plus pacifiques, plus solidaires, plus raisonnables, plus inclusifs et comprendre enfin que la nature fait partie de nous, et que sans elle nous ne pouvons pas vivre, car il semble que nous n’ayons plus le choix… L’économie doit donc évoluer. 

    Nous sommes donc dans une logique productiviste qui consiste à produire toujours plus pour accroître une richesse quantitative maximisant ainsi la satisfaction de la population. Une économie qui cherche une croissance infinie dans un monde fini, dans un monde où les ressources sont limitées.  

     

    Une discipline qui n’évolue plus depuis qu’elle est devenue une science 

     Depuis qu’elle existe, l’économie a toujours évolué dans ce qu’elle est, parcourue par les différents courants de pensées qui l’ont traversée. Cependant depuis qu’elle est devenue une science, au 18e siècle, elle n’évolue plus. 

     En effet, alors qu’elle était un art à l’époque Antique, celui de bien gérer sa maison et ses approvisionnements matériels dans une dimension familiale et éthique, jugeant l’accumulation d’argent amorale, oikonomia10 composante de la philosophie, est devenue à la Renaissance, une discipline autonome, politique cherchant à accumuler de la richesse à l’échelle de la nation, d’abord sous forme d’or et de métaux précieux pour accroitre la puissance du Prince et de l’Etat puis sous forme de production destinée à enrichir l’ensemble de la population.  

     A l’époque industrielle, baignée dans la Modernité et influencée par les courants dominants issus des auteurs « classiques » puis « néoclassiques », l’économie est devenue une science, une discipline cherchant à produire une connaissance objective de la réalité économique, en formulant des lois universelles sur l’observation de comportements humains pourtant éminemment soumis à la subjectivité. Ils ont cherché à lui faire acquérir le statut de science au même titre que la physique afin de mieux affirmer le caractère véridique des phénomènes économiques, de légitimer des théories. Les mathématiques apparaissent comme un gage de rigueur scientifique.  

     Devenant une science, elle cherche désormais le vrai et non plus le bien, elle cherche à expliquer le monde à travers un nouveau langage, les mathématiques, en partant d’axiomes comme s’ils étaient une réalité en soi.  

     Or la représentation mathématique n’a rien d’une réalité absolue et immuable. Comme tout langage destiné à communiquer notre expérience du monde, elle est subjective et partielle11.   

    Une hégémonie qui nous a fait entrer dans un monde « quantitativiste ». 

    Alors que jusque-là les différents courants de pensées apportaient une nouvelle approche de l’économie, aujourd’hui, on ne cherche qu’à débattre sur le réalisme des différentes modélisations proposées sans remettre en question ce à quoi sert l’économie ou ce à quoi elle devrait servir, sans repenser non plus la notion de richesse ou peu. Comme si la définition de l’économie était définitivement acquise, comme servant à satisfaire nos besoins matériels illimités en créant une richesse quantitative… L’économie n’évolue plus alors qu’elle peut être mieux que cela, plus que cela…    

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    Vers une nécessaire remise en question, vers une nécessaire évolution de l’économie  

     Pour que le changement soit profond face à l’enjeu majeur de survie de l’humanité du 21e siècle, au-delà d’un système ou d’un modèle économique qu’il faut modifier, c’est donc la discipline toute entière qui doit être remise en question. Sa définition, ce à quoi elle sert, son rôle, son moteur, ses principes de base. Les enjeux sont tels que le moteur de notre économie, le moteur de notre société, ne devrait plus être l’argent, il ne devrait plus être une fin en soi, mais une condition. Nous devrions désormais tendre vers un objectif qui redonne du sens et seule la survie de l’humanité doit aujourd’hui nous animer. 

    L’économie doit-elle continuer à se contenter d’être une science froide qui observe et qui cherche à modéliser la réalité par des formulations mathématiques toujours plus techniques nous en éloignant ? Doit-elle contribuer à encourager la création d’une richesse purement quantitative en se contentant de satisfaire uniquement nos besoins matériels ?  

     Ne doit-elle pas devenir normative, s’engager, chercher à rendre service aux hommes dans le respect de la nature, chercher ce qui est bien et non ce qui est vrai comme la science le fait ? Ne doit-elle pas redevenir un art et se réconcilier, renouer avec l’éthique et la morale comme à son origine ? Un art ou la science est à son service… 

     

    L’économie doit proposer de nouveaux axiomes de base. Les économistes ont donc un premier travail à faire. 

    D’abord l’homme doit être considéré dans sa multidimension12 et non uniquement sous son aspect rationnel, froid et égoïste. Car à considérer l’homme comme cela il finit par le devenir. La nature quant à elle, ne peut plus être appréhendée comme un stock inerte de ressources que l’on utilise comme bon nous semble, mais comme une source de richesse essentielle et limitée, qu’il faut préserver et dont nous devons extraire uniquement ce dont nous avons besoin dans le respect des équilibres des écosystèmes. Une nature, source d’informations foisonnantes dont nous devons nous inspirer pour produire car dans la nature il n’y a ni déchets, ni chômage 13. Nos besoins ne doivent plus être confondus avec nos envies, ils ne doivent plus être hiérarchisés et l’économie doit chercher à satisfaire aussi bien nos besoins matériels qu’immatériels en créant une richesse qualitative. 

    L’économie doit-elle continuer à se contenter d’être une science froide qui observe et qui cherche à modéliser la réalité par des formulations mathématiques toujours plus techniques nous en éloignant ? Doit-elle contribuer à encourager la création d’une richesse purement quantitative en se contentant de satisfaire uniquement nos besoins matériels ?  

    Elle doit changer de paradigme en basculant de la quantité vers la qualité, en mettant le quantitatif au service du qualitatif, car celle-ci n’a pas de limite c’est pourquoi nous devons viser une croissance qualitative, une richesse qualitative.  Pour cela, il faut changer notre indicateur de croissance, nous devons mesurer, comptabiliser, considérer les choses essentielles comme la qualité de l’air, de l’eau, de la terre, le renouvellement de nos ressources, nos types de ressources, notre bien-être global, notre bien-être au travail…Il faut donc redéfinir ce qu’est la richesse. Les pouvoirs publics, conjointement aux économistes ont aussi ce rôle à jouer.  

    De la même manière, les entreprises doivent avant tout participer au bien commun, redonner du sens à leurs activités, privilégier la survie de l’humanité, elles doivent chercher à avoir des impacts positifs sur l’homme et sur l’environnement. Le profit ne doit plus être une fin en soi.  Les banques doivent faire le choix de participer au financement d’initiatives à externalités positives.  Les médias doivent mettre en avant les initiatives innovantes, disruptives et positives pour raconter, porter, diffuser ce nouveau récit. Quant à nous tous, citoyens, par nos actes, nos choix, nos engagements nous avons également un rôle à jouer. 

    Cette économie combine différents modèles alternatifs qui mettent au centre de leurs préoccupations l’homme et la nature : l’économie sociale et solidaire, circulaire, de la fonctionnalité, symbiotique, l’économie des communs, la blue economy… C’est donc une économie créative, inspirante, mouvante, respectueuse qui redonne du sens qui doit désormais voir le jour. Une économie à laquelle tous les acteurs peuvent et doivent participer. La bonne nouvelle c’est que certains ont déjà commencé… 


    [1] Norberg Johan, Non ce n’était pas mieux avant, PLON, 2017.

    [2] Il est passé de plus de 500.000 morts à 50.000 morts par an entre 1950 et 2008.

    [3] Testot Laurent, Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, « Vers un nouveau monde », n° 33, décembre 2013.

    [4] https://academic.oup.com/bioscience/article/67/12/1026/4605229.

    [5] https://academic.oup.com/bioscience/advance-article/doi/10.1093/biosci/biz088/5610806?searchresult=1.

    [6] GIEC : Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat.

    [7] IPBES : Intergovernmental science-policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services – La Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques.

    [8] Hypothèses de base de notre économie.

    [9] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/02/01/comment-l-insee-va-integrer-le-trafic-de-drogue-dans-le-calcul-du-pib_5250216_4355770.html.

    [10] oikos : « maison » et nomos : « lois, règles ».

    [11] Israel Giorgio, La mathématisation du réel, Seuil, 1996.

    [12] Morin Edgar, Penser Global. L’humain et son univers, Robert Laffont, 2015.

    [13] Benyus Janine M., Biomimetisme : Quand la nature inspire des innovations durables, Rue de l’échiquier,2011.  Biomimicry : innovation inspiredby nature, William Morrow, 1997.

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