Eau : du bien commun aux conflits d’usages

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    Au lendemain de la sécheresse historique survenue l’été dernier en France, la question de la ressource en eau devient de plus en plus sensible. Entre l’eau potable, les usages agricoles, industriels, touristiques et les besoins environnementaux, le partage de l’eau est au cœur de nombreux enjeux. Reportage dans le département des Hautes-Alpes.

    «La fontaine du village a perdu sa fonction d’indicateur du niveau d’eau», regrette Martinho Rodriguez, résident de la commune du Colet dans le Dévoluy (Hautes-Alpes), 26 habitants à l’année. Spéléologue, accompagnateur de montagne et conteur à ses heures, le quinquagénaire, adossé à la fontaine du village avec sa vue panoramique, nous invite à écouter le chant de l’eau, nous rappelle le rôle social des fontaines, point de ralliement des anciens, des enfants, des marcheurs, des jardiniers…

    Une eau qui coulait sans cesse pour se jeter plus bas dans la rivière, une eau qui avait aussi une fonction d’indicateur écologique jusqu’au jour où, «une société privée a opéré son raccordement aux canalisations du village il y a trois ou quatre ans. Avant, la source était alimentée par le trop plein du réservoir du village, plus haut dans la montagne. Lorsqu’on voyait que le niveau d’eau de la fontaine baissait on savait qu’il y avait moins d’eau à la source et on faisait attention, on gérait différemment notre consommation. Maintenant la fontaine a un compteur, car il n’est plus question de laisser couler l’eau gratuitement. Donc on ne sait plus s’il y a de l’eau au réservoir là haut. C’est une bêtise !», dénonce-t-il, avant de poursuivre : «L’été dernier, la commune nous a même coupé l’eau à la fontaine pour faire des économies, mais ici l’eau n’a jamais manqué. Cette restriction n’avait pas de raison d’être dans le village.»

    Enjeu environnemental, social, économique et stratégique, le partage des eaux est devenu un sujet d’autant plus sensible en période de canicule. A l’instar de nombreuses régions françaises, l’été 2022 aura été marqué par une forte sécheresse dans le département des Hautes-Alpes. Plus affectées par le réchauffement climatique, les zones de montagnes sont particulièrement exposées aux altérations du cycle de l’eau. Si le Dévoluy est ici considéré comme un réservoir, un château d’eau naturel par l’Agence de l’eau, les glaciers formés il y a plusieurs millions d’années sont eux aussi menacés.

    «Ici, les glaciers aériens ont disparus il y a déjà 150 ans, mais il existe encore des glaciers sous-terrain, des glaciers permanents qui alimentent les sources. Or avec le réchauffement climatique ; ils ont perdu 2/3 de leurs volumes en 30 ans ! Et cela ne fait que s’accélérer», s’alarme le spéléologue qui observe aussi une hausse des températures dans les grottes et les rivières souterraines qu’il nous fait découvrir avec passion.

    Grotte souterraine dans le Dévoluy ©Patrick Domeyne

    Lire aussi : Des glaciers aux rivières : le cycle de l’eau à préserver

    Dans les Hautes-Alpes, la gestion de l’eau est au cœur de l’histoire locale. En prenant ses sources sur les pentes du sommet des Anges, à quelques dizaines de kilomètres du Dévoluy, la célèbre rivière de la Durance était autrefois redoutée pour son imprévisibilité. Tumultueuse, torrentielle, oscillant entre périodes de crues dévastatrices et périodes de sécheresses, elle fit l’objet du grand projet de barrage de Serre-Ponçon, réalisé en 1961.

    «L’objectif était de dompter un peu la Durance, pour à la fois atténuer et écrêter les crues quand elles arrivent, et aussi disposer de cette énorme réserve d’eau en périodes de sécheresse. Cet ouvrage hydroélectrique a ainsi trois grandes fonctions : évacuer l’eau, stocker l’eau, et turbiner l’eau pour produire de l’électricité», explique Rémi Incerti, responsable d’exploitation au barrage de Serre-Ponçon, devant le gigantesque ouvrage qui domine le lac artificiel servant de retenue d’eau. Immense réservoir d’une capacité de 1,2 milliards de m3 d’eau (la plus importante en France), son aménagement est destiné au partage des eaux, réparti entre l’eau potable, les usages agricoles, les activités touristiques, industrielles (dont l’hydro-électricité), et les besoins naturels de l’environnement.

    Incertitudes de la nature

    Un multi-usage qui doit composer avec les incertitudes de la nature, et avec lesquelles le barrage ne pourra jamais rivaliser. De la météo, variable selon les saisons et son lot de pluies, neiges ou sécheresses, à la géologie, en passant par l’impact humain et le réchauffement climatique, la ressource en eau est devenue une équation à plusieurs inconnues.

    «Nous sommes dans un logique d’imprévisibilité qui fait que l’on a besoin d’outils pour essayer au maximum de prévoir les volumes qui vont arriver sur le barrage pour s’adapter, notamment en période de crues et de sécheresse, mais aussi avec la conciliation des usages», reconnaît Pascale Sautel, directrice concessions hydroélectrique chez EDF Hydro-Méditerranée (qui gère la chaine des installations EDF sur la vallée Durance-Verdon en Provence). Météorologues, hydrologues, ingénieurs, probabilistes chargés des statistiques, travaillent ainsi sur des prévisions, des scénarios incluant des fourchettes hautes et basses des niveaux d’eau.

    Rémi Incerti dans les tunnels du barrage de Serre-Ponçon ©Patrick Domeyne

    Les rapports du GIEC sont pourtant clairs et alertent les pouvoirs publics depuis de nombreuses années : avec le réchauffement climatique lié aux activités humaines, les périodes de sécheresses vont s’intensifier et se multiplier. L’eau manquera. Preuves sur le terrain. «Depuis la création du barrage, on n’a jamais connu une saison aussi sèche. On est passé en dessous des minimas historiques jamais enregistrés l’été dernier», confirme la directrice. Le niveau d’eau du lac de Serre-Ponçon était au plus bas avec -17m en dessous des normales de saison.

    «Soit 70 % de son volume, précise Alexis Aubespin, directeur de l’office de tourisme de Serre-Ponçon. Une baisse qui n’a cependant pas affecté les activités de tourisme nautique, seulement fait reculer l’accès aux berges.» Le manque d’eau a en revanche affecté les activités agricoles et certains usages après les restrictions établies par les préfectures (arrosages, piscines, fontaines, lavages…).

    Quand l’eau manque, «il n’y a pas une gouvernance seule et unique de l’eau. Il y a des textes fondateurs[1] et de nombreuses concertations et conventions entre les différents acteurs. Sachant qu’historiquement 200 millions de m3 d’eau par an sont réservés à l’agriculture», souligne Pascale Sautel. Les ressources en eau et les décisions locales sont sous la responsabilité du Préfet de région. Et parce que l’été dernier, l’eau n’était plus suffisante pour les débits réservés à l’environnement, aux agriculteurs et à l’énergie, l’Etat a établi des dérogations au droit d’eau historique.

    « Sujet sensible »

    Directement concerné par ces restrictions, Eric Allard, arboriculteur et président de l’ASA (Association syndicale autorisée) du pays de Serre-Ponçon qui gère les arrosages de 240 hectares de terres agricoles en aval du barrage, rappelle que «la station de pompage de l’ASA redistribue l’eau à des bornes d’arrosage [le volume d’eau étant géré par le barrage : ndlr]. Nos droits d’eau historique qui datent de Napoléon[2], s’élèvent à 250 litres par seconde. L’été dernier le barrage nous a donné le débit mais on nous a interdit de l’utiliser entre 9 h et 19 h», regrette l’agriculteur.

    Eric Allard dans son verger, vérifiant une sonde qui mesure le taux d’humidité dans le sol ©Patrick Domeyne

    Si celui-ci reconnaît que la sécheresse affecte tout le monde, il déplore les conséquences des restrictions sur la production agricole. Notamment dans les zones d’arboriculture comme en pays de Serre-Ponçon où sur les 240 hectares de terrain agricoles gérés par l’ASA, 180 hectares sont des vergers (principalement des pommes).

    «Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que quand on passe d’une diminution du temps d’arrosage d’à peu près 50 %, cela pose des problèmes sanitaires et agronomiques qui impactent le calibre du fruit», explique l’arboriculteur propriétaire de 10,5 ha de vergers dont 2ha en agriculture biologique et le reste en éco-responsable. «Avec les restrictions d’eau, on a moins de rendement car le marché nous impose des standards et n’achète que des pommes avec un diamètre minimum. L’eau est un sujet sensible. Et lorsque vous mettez des restrictions, cela crée des tensions sociales. Cela perturbe les agriculteurs surtout quand vous savez que vous n’aurez pas le résultat espéré, alors que la situation est déjà économiquement très compliquée.»

    Concertation renforcée

    La gestion de l’eau vient ici se confronter aux limites du système économique actuel, qui impose des règles bien loin des lois du vivant. Un constat qui n’échappe pas au bons sens paysan d’Eric Allard qui déambule entre ses vergers de pommiers : «Nous les arboriculteurs, on souhaiterait que les règles de mise sur le marché évoluent et acceptent la diversité des calibres, les défauts de forme et que de temps en temps il y ait des pommes avec des vers. Car s’il n’y a pas de solution cet hiver, 20 % des pommes vont disparaître…»

    Du côté barrage de Serre-Ponçon, Pascale Sautel se satisfait des concertations avec tous les acteurs de la région : «Gérer une année comme celle-ci historiquement sèche, en concertation renforcée avec les acteurs du tourisme, le monde agricole, c’est le meilleur gage que l’on peut donner à un acteur intégré qui a ce souci de la conciliation et du dialogue, et qui le gère en valeur et en responsabilité. »

    L’arrosage influe sur la taille de la pomme ©Patrick Domeyne

    Sur le terrain, côté agricole, la satisfaction n’est pas unanime. «Tout le monde est d’accord pour économiser l’eau, mais il y a des moyens de le faire un peu mieux que ce qu’on nous a fait faire. Nous, ce qu’on voudrait, c’est vraiment faire de la régulation d’eau, c’est-à-dire avoir une gestion annuelle: à des périodes dire que l’on en a très peu besoin et à d’autres plus parce que les plantes ont soif. Moi l’arbre, le pommier, je le considère comme un individu, comme vous et moi: s’il a soif ou qu’il est malade il faut trouver des solutions. Donc, on veut prendre nos quotas d’eau dans des conditions décentes, sans les conséquences agronomiques de l’été dernier.»

    Pour l’agriculteur, une chose est néanmoins sûre, les défis de cette sécheresse ont pu être franchis grâce à la diversité des cultures qui n’avaient pas les mêmes besoin en eau. Du bien commun au conflits d’usage, la ressource en eau est au cœur des préoccupations de tous, en attendant de trouver des solutions plus pérennes pour faire face au réchauffement climatique.

     

    [1] La politique de l’eau en France est fondée sur quatre grandes lois. A lire https://www.ecologie.gouv.fr/gestion-leau-en-france

    [2] Au 19è siècle, la codification napoléonienne instaure des droits spécifiques sur les eaux courantes : l’article 644 affirme que « celui dont la propriété borde une eau courante autre que celle déclarée dépendante du domaine public… peut s’en servir à son passage pour l’irrigation de ses propriétés ».

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