À 20 ans, Edgar Morin entrait dans la Résistance. Depuis, il conserve un engagement de tous les instants. Cette vie dense l’a mené sur tous les fronts et lui a permis développer une pensée complexe. Intellectuel majeur de notre époque, il nous confie les clés de sa vitalité.
Comment gardez-vous cette jeunesse d’esprit ?
Écoutez, c’est une question à laquelle je ne peux pas répondre. Je crois que c’est elle qui me garde, et non le contraire. D’après les infos et témoignages publiés dans votre Hors-série L’âge d’or : vivre mieux, en bonne santé et plus longtemps, il y aurait quatre clés nécessaires pour conserver cette vitalité : une bonne alimentation, de l’exercice physique et intellectuel et une vie sociale de qualité.
Vous confirmez ? Ou avez-vous d’autres secrets ?
Ce que vous énumérez sont des conditions extérieures, je dirais. Pour moi, il faut conserver dans sa vie adulte, et même vieillissante, la curiosité propre à l’enfance. Parce que l’enfant est un curieux omnivore, il s’intéresse à tout. Et après, au cours de la vie, on va le domestiquer et il va limiter ses curiosités à un ou quelques secteurs. Donc je garde, je crois, une curiosité infantile, peut-être parce que mon enfance a été bloquée à l’âge de 10 ans par la mort de ma mère. Je conserve aussi les aspirations de mon adolescence, qui sont celles de la fraternité, la communion, vivre une vie où l’on se réalise soi- même. Des aspirations que l’on abandonne généralement à l’âge adulte.
J’ai acquis assez jeune, quand j’étais responsable dans un mouvement de la Résistance, la responsabilité de l’adulte, c’est-à- dire la capacité de décider du sort d’autrui, en lui disant « fais telle ou telle mission ». Cette responsabilité par rapport à autrui, j’essaie de l’exercer le moins possible. C’est-à-dire que j’ai gardé mes aspirations de jeunesse, mais j’ai perdu toutes mes illusions. Je conserve tout de même un certain étonnement devant la vie, un émerveillement et une révolte. C’est peut-être tout ça combiné, et le fait que je sois naturellement porté à la nourriture dite « méditerranéenne » qui, dit- on, est bonne.
En outre, après avoir eu une grave hépatite lorsque j’avais 40 ans, je limite mes consommations d’alcool. Enfin, je ne dis pas que je fais du sport, mais j’ai longtemps fait du vélo et de la marche, disons, de l’entretien de mon corps… Peut-être que toutes ces conditions m’ont aidé. Mais je n’ai jamais fait, par exemple, du training systématiquement. Parfois, je regarde la peau de mes mains et je trouve qu’elles n’ont pas trop de taches de rousseur, qu’elles n’ont pas trop vieilli.
Vous avez évoqué la fraternité pour votre vitalité. Dans vos mémoires, vous êtes d’une sincérité troublante sur votre relation aux femmes. Aujourd’hui, avec l’âge, comment regardez-vous les trois formes d’amour énoncées par les Grecs, Éros, Philia et Agapé ? Et dans quelle mesure vous les conjuguez aujourd’hui ?
Enfant unique et solitaire, j’ai toujours rêvé d’une sœur et, effectivement, au cours d’une vie longue, j’ai eu quatre mariages. Et la femme aimée, qui est essentiellement fascinante et aimante, devient en même temps une sœur, une mère et une fille. Elle devient un peu tout cela, toutes les incarnations de la féminité. Alors du point de vue Philia, c’est-à-dire l’amitié, je crois que j’ai un culte pour ce sentiment. Du point de vue de la sexualité propre, Éros est diminué. Mais du point de vue de l’intensité du sentiment, Éros reste vivant. Agapé serait beaucoup plus le côté, disons, extatique. Je pense, que ces états seconds sont des états qui sont presque des états de poésie. Pour moi, vivre poétiquement, c’est vivre dans l’admiration, dans l’élan, dans la communion. Ça peut être suscité par une œuvre d’art que j’aime. Pour moi, la IXe Symphonie de Beethoven, c’est des émotions esthétiques, ou regarder un beau coucher de soleil, par exemple. Je pense que les grands moments de la vie sont des moments où on atteint quasiment l’extase. Alors, on peut dire que c’est la chose qui est la quête permanente. Parce que l’extase, c’est le moment où l’on se perd en se retrouvant, on se dissout tout en étant soi-même, enfin c’est quelque chose qui est un état extraordinaire.
Et vous pensez que ces trois formes d’amour énoncées par les Grecs peuvent être conjuguées en même temps ? Ou est-ce une question de personne, ou d’âge ?
Il arrive qu’on les conjugue en même temps oui, mais il arrive aussi que non. Cela dépend des gens, des rencontres ou des aléas de la vie.
Pour conclure sur cet aspect du féminin ; 71 ans après la révolution culturelle de Simone de Beauvoir, énonçant « on ne naît pas femme, on le devient », comment regardez-vous aujourd’hui la question du genre ?
Ça m’a bien entendu beaucoup intéressé, parce que ma forme d’esprit, que j’appelle « complexe », consiste à ne pas liquider le sexe par le genre, ni le genre par le sexe. En général, qu’est-ce qu’on fait ? Les partisans du genre pensent que le côté biologique du sexe est tout à fait secondaire et que sa culture est la société qui modèle l’identité. Les partisans du sexe, eux, fondent leurs théories sur les organes présents dans les individus, sur les testostérones, les hormones, etc., pour montrer la différence existante entre les femmes et les hommes. Les deux choses sont vraies. Nous sommes des êtres sexués pas seulement parce que nous (les hommes) avons un membre viril et que les femmes ont un vagin… D’ailleurs, on peut dire qu’elles ont un membre viril atrophié avec le clitoris et que nous-mêmes, nous avons des seins atrophiés. Autrement dit, je pense que les deux notions parfois se combinent très bien, et parfois s’opposent. Il est évident que vous avez des personnes qui ont des goûts homosexuels tout en ayant des caractères sexuels. C’est une façon de penser, qui est importante. C’est comme la croissance ou la décroissance, les gens opposent ça, moi je pense qu’il y a des choses qui peuvent croître et des choses qui peuvent décroître.
Loin de votre pensée complexe, en caricaturant un peu, avec l’âge on devient parfois un peu moins contestataire. On le voit notamment avec certains intellectuels français, plutôt âgés, qui dénigrent Greta Thunberg, la jeune militante écolo suédoise ; alors que vous, vous semblez toujours à la pointe du combat. D’où vous vient cette fougue ?
Beaucoup d’intellectuels se sont laissé entraîner dans un fanatisme aveugle. Par exemple, le communisme stalinien ou maoïste, une fois qu’ils ont été désenchantés, ils ont soit abandonné tout intérêt civique ou politique ; soit, au contraire, ils sont devenus réactionnaires. La chute de leurs rêves fait que brusquement leur esprit s’est retourné. J’ai un excellent ami, Jacques-Francis Rolland, un compagnon de Résistance, qui, à un moment donné dans les années 60-70, est devenu « de droite », comme ça, parce que la perte d’illusions amène à retourner dans schémas réactionnaires.
Il se trouve que dans mon histoire, j’ai essayé ce qu’on appelle un « communisme de guerre ». Alors que toute ma culture était antistalinienne, je me suis converti pendant la guerre avec l’espoir que toutes les carences du système stalinien allaient disparaître avec la victoire, puisque c’était dû à l’encerclement capitaliste. J’avais un espoir d’une humanité libérée. Vous savez, en période de guerre, on a des espoirs fous. Même après la guerre de 1914, les gens disaient : « C’est la der des ders ». Mais je me suis assez rapidement désabusé.
Il faut dire que c’était une période d’euphorie et elle a duré quatre ou cinq ans. Puis, à partir du moment où il y a eu la révolte de Budapest en 1956, je suis devenu un ennemi du système. Donc je ne suis pas un type qui a été dans l’euphorie enchanteresse et qui est tombé brusquement dans le désespoir. J’ai toujours été animé par la cause de ceux qu’on opprimait, que ce soit les révolutionnaires hongrois à l’époque, ou la question coloniale, etc. En d’autres mots, j’ai gardé un esprit humaniste et universaliste de ma jeunesse et ce, à travers les fluctuations. D’ailleurs, quand j’étais communiste et résistant, alors que le Parti communiste dans ses tracts disait : « À bas les Boches » et employait des termes péjoratifs pour les Allemands, dans les tracts que je rédigeais, je n’ai jamais écrit « les Boches ». Donc si vous voulez, j’ai une sorte de ligne instinctive qui m’empêche d’avoir le moindre mépris pour une origine, pour une race, pour une ethnie.
«Plus le savoir s’accroît, plus on découvre des choses inconnues et mystérieuses. »
Quelles sont les illusions les plus importantes que vous avez perdues ?
Je pensais que le monde allait changer, qu’on allait vers une humanité… je ne dirais pas « parfaite », mais un monde où les pires oppressions auraient disparues. C’est un peu cet espoir qu’on avait pendant la guerre et à la Libération, celui d’un monde nouveau. Même quand il y a eu la chute du mur de Berlin, on pensait qu’effectivement quelque chose s’ouvrait. Pas un monde merveilleux, mais quand même, quelque chose de mieux. Et puis on s’est rendu compte que les choses ont pris un autre tour.
Dans vos mémoires, vous rappelez comment, dans les années 1930, vous oscilliez entre la révolution et la réforme. Aujourd’hui, face à cette crise écologique, oscillez-vous toujours ? Ou la révolution vous semble-t-elle nécessaire ? Parce qu’on voit bien qu’avec les réformes, on n’avance pas.
La révolution, telle qu’on l ’entendait dans le passé, n’est pas possible dans le sens où d’abord, faire peser sur les riches une contrainte qui les oblige à une certaine forme de partage est très difficile à cause de l’évasion fiscale. L’impôt, en l’état, ne peut réduire les inégalités. D’autre part, avec la dissolution des partis politiques et de la gauche en particulier, les forces capables de proposer une vision politique révolutionnaire n’existent pas. Aujourd’hui, c’est à partir de la prise de conscience des citoyens, qui sont en même temps des consommateurs, qu’on peut refouler progressivement cette toute-puissance de l’argent, qui contrôle tous les ministères. Par exemple, si tous les citoyens consomment des nourritures qui viennent du maraîchage local et de l’agriculture bio, il y aura forcément une régression de l’agriculture et de la conserverie industrielles. Les gens se remettront à faire mariner, fermenter, etc. leurs aliments. De même, si nous choisissons en conscience de ne plus utiliser des objets jetables, des objets à obsolescence programmée, là aussi nous faisons reculer cette folie qui fait qu’on change de voiture tous les deux ans, qu’on jette nos rasoirs, qu’on jette tout. C’est un gaspillage absolument énorme. À partir de là, on réduira la puissance de la publicité qui veut nous vendre de l’euphorie avec des automobiles ou des parfums. Si cette conscience, si tous les mouvements de solidarité qui fermentent s’unissent, s’il naît une nouvelle forme politique qui va dans ce sens de La Voie [livre écrit par Edgar Morin N.D.L.R.], on peut espérer changer. On ne va pas dire : voilà le modèle de société parfaite. On va dire : voilà vers quoi s’engager pour une métamorphose progressive, qui fera émerger autre chose. Vous savez, la métamorphose d’une chenille en papillon, ça ne se fait pas comme ça, ça prend du temps, ça passe par de la souffrance. Mais les conditions, les préliminaires ne sont pas réunis. Moi, je donne les préliminaires.
«La spiritualité, c’est essayer de penser au-delà des besoins immédiats de la vie quotidienne. »
Sur Twitter, vous avez écrit : « Nous connaissons de mieux en mieux la vie, mais elle demeure de plus en plus mystérieuse. » Aujourd’hui, reprenez-vous les propos de Jean Gabin : « Je sais que je ne sais pas » ?
Bien sûr, plus nous savons des choses, plus nous en ignorons. Dans mon livre Ignorance, connaissance, mystère, je dis que plus le savoir s’accroît, plus on découvre des choses inconnues et mystérieuses. C’est ça, l’aventure de la connaissance.
J’ai cité Gabin à dessein, parce que le cinéma a une part importante dans votre vie. Comment restez-vous au fait des arts dans ce brouhaha médiatique ? Comment arrivez-vous à garder cette jeunesse d’esprit par rapport aux arts ?
Je continue à aimer les œuvres qui me passionnent. Quand je vois un film qui me bouleverse, comme par exemple, 1917, je continue sur ma voie, c’est tout.
Dans vos mémoires, on découvre que vous étiez un noctambule. Est-ce une traduction de la notion poétique que vous avez évoquée (plus haut) ? Cette relation aux arts, c’est ça la poésie au monde ?
C’est un aspect de la poésie de la vie. La poésie de la vie se nourrit de beauté esthétique, de musique, de peinture, de littérature, de poésie écrite. Mais la poésie se dit aussi dans les rapports humains. Par exemple, j’ai regardé à la télévision le match de rugby du tournoi 6 Nations France/ Angleterre et France/Italie [février 2020], ce sont des moments poétiques pour moi, que de voir un beau match.
Et comment on cultive, cet attrait de la poésie, avec le temps qui passe ?
Si les gens savent que la part prosaïque de la vie est en train de les étouffer, à ce moment-là, il faut défendre cette part poétique. D’ailleurs, beaucoup de gens le font spontanément. Les jeunes la cherchent dans les bals, dans les danses, dans les communions… Il faut encourager cette recherche spontanée.
Toujours dans vos mémoires, le premier chapitre est consacré à la mort. L’un de vos premiers livre L’Homme et la Mort est consacré à la mort. On sait que vous avez été très marqué par la mort de votre mère. Comment vous regardez la mort aujourd’hui, à 98 ans ?
Quand j’ai atteint 80 ans, je me suis dit « je vais mourir d’un moment à l’autre », et je pensais que c’était tout à fait normal de mourir. Et puis quand j’ai atteint 90 ans, 91 ans, puis 92 ans, je me suis habitué à vivre et maintenant, bien entendu, je continue, mais je sais très bien que l’arrêt peut venir comme ça. Je peux tomber, faire un AVC, avoir un arrêt cardiaque, ou même mourir du Coronavirus. Maintenant je vis, j’ai des projets, mais je sais que tout ça, ça peut être cassé. C’est le destin de l’être humain.
Ça veut dire que vous vivez vraiment l’instant présent, aujourd’hui ?
C’est ce que je crois faire. La preuve, c’est que je continue à m’intéresser à ces problèmes et j’accepte ces interviews [Voir celle de notre Kaizen n°50] qui me donnent l’occasion d’exposer des idées auxquelles je crois. Pour moi, ça fait partie de ma vie. Bien entendu, après notre rencontre, je vais être très fatigué parce que je me suis pas mal donné.
Et votre rapport à la réincarnation ?
Je n’y crois pas. Vous savez, c’est une idée du monde oriental, hindouiste et bouddhiste. Autant je suis sensible aux deux messages du Bouddha, c’est-à-dire la compassion pour tout ce qui est vivant et le sentiment de l’impermanence, autant la croyance que l’on peut renaître dans une autre vie, je ne peux pas y croire.
L’impermanence et la compassion, ce sont les piliers de votre spiritualité ?
Ce mot, « spiritualité », a 36 sens. Pour certains c’est la croyance religieuse, et pour d’autres c’est l’activité de l’esprit. Pour moi, la spiritualité, c’est essayer de penser au-delà des besoins immédiats de la vie quotidienne. La spiritualité, c’est s’interroger sur l’avenir de l’humanité, l’avenir du monde, sur la réalité de la vie, l’univers. Pour moi la spiritualité, c’est l’activité de l’esprit. Pour reprendre les mots d’Emmanuel Kant : « Que puis-je espérer ? » vous espérez quoi, aujourd’hui ? Il pose la question autrement. Il dit : « Que puis-je savoir, que puis-je croire, que puis-je espérer, et pour ça, il faut que je sache ce que c’est que l’homme ». Et donc, la question « que puis-je espérer » est liée à ce savoir. Qu’est-ce qu’on peut espérer ? On peut espérer que la lutte inextinguible d’Éros contre Thanatos continue, c’est-à-dire que l’on croit en des forces de régénération de la vie, de l’amour, d’Éros. C’est ça, mon espoir.
Vous gardez toujours espoir qu’Éros gagne ?
Non, parce que je pense qu’il n’y aura pas de vainqueur. Peut-être la mort à la fin, c’est ce que disait Staline à De Gaulle : le vainqueur, c’est la mort finale. Mais je pense qu’il ne faut pas laisser Éros démuni, il faut contribuer à Éros.
Et vous trouvez qu’on y contribue ?
Il y en a qui y contribuent, d’autres qui n’y contribuent pas.
Propos recueillis par Pascal Greboval.
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