Le village Emmaüs de Lescar Pau offre une terre d’asile aux cabossés de la vie, aux exclus, aux citoyens allergiques à notre société de (sur)consommation. Ils sont accueillis sans jugement, de manière inconditionnelle. Mieux, la communauté Emmaüs de Lescar Pau ajoute à sa mission originelle de recyclage et d’accueil d’autres activités (agriculture, restauration, construction, etc.), afin de transmettre et incarner un message radical et réaliste, une nouvelle économie plus sobre et solidaire. Un écolieu très inspirant qui conjugue une mission à la fois écologique et sociale.
La communauté comme seconde chance
Tout le monde s’écarte pour laisser passer l’attelage insolite de « Vincent Le Pirate ». Il doit son surnom à ses lunettes dont un verre manque et l’autre cache son oeil. Comme chaque soir il a attaché son chien à une trottinette à trois roues et traverse le village à tombeau ouvert. Tout comme pour « Jean Le Belge » ou « Gérard de la Ferraille », la communauté Emmaüs Lescar Pau lui confère une identité nouvelle. Ici 115 compagnons sont hébergés (chambres, mobile homes ou maisons) sur un site de 15 hectares où viennent aussi des bénévoles et des salariés (une quinzaine). Sur 11,5 hectares se tiennent notamment une déchetterie, une immense recyclerie, une crêperie, un bar, un restaurant, un fournil et une épicerie bio et locale qui vend les produits des agriculteurs voisins, mais surtout ceux de leur propre ferme biologique (cf. encadré). Outre les 2 hectares de potager, de verger et d’élevage – le tout en agroécologie – la ferme de la communauté Emmaüs, qui existe depuis 13 ans, cultive aussi 25 hectares de céréales à quelques kilomètres. Des festivals, des concerts et des conférences réunissent ici des figures de la gauche telles Manon Aubry ou François Ruffin, ou même Evo Morales, mais aussi les associations voisines et de grands artistes : Matthieu Chedid, Zebda, etc. Benoît Delpine et Gustav Kervern ont tourné ici leur film I Feel Good et aimeraient implanter une ambassade de Groland.
©Lionel Astruc
Engagements divers au sein d’une communauté bigarrée
L’engagement politique du village n’est pas du goût d’Emmaüs France avec qui les relations sont tendues… « On ne veut pas être ceux chez qui on vient chercher une bonne conscience facilement, l’association caritative docile du dimanche. Nous pensons qu’il faut aussi faire entendre un message anti-libéral, anti-capitaliste, sans quoi les choses ne changeront pas. » explique sans détour Germain Sarhy, qui a fondé cette communauté en 1982. En dépit de cette identité politique, certains compagnons ne partagent pas cet engagement, et ne recyclent pas vraiment par conviction écologique. Ils sont plutôt là parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement et ont besoin de cette activité pour vivre. Cette diversité ne pose aucun problème. C’est même la mission du village : accueillir sans condition. Ainsi, le lien qui unit cette communauté ne va parfois pas au-delà de cette adhésion par défaut. Mais le plus souvent, la vie communautaire fait son œuvre. Les exclus et les déçus se mêlent alors par affinité et forment un groupe solidaire. La configuration du village (chacun son logement, souvent à distance les uns des autres) favorise cette adhésion différenciée au collectif et ménage les besoins relationnels particuliers.
©Lionel Astruc
Des montagnes de déchets : une vraie fête foraine !
Ici, toutes les activités se nourrissent les unes les autres dans une synergie qui fait de cette initiative un modèle de résilience où le principe d’économie circulaire, propre à la récupération, fertilise toute la vie de la communauté (cf. la suite de l’article). Et la réussite est palpable : avec ses dizaines de mobile-homes et petites maisons multicolores, ses promenades organisées, son odeur de crêpes, ses brocanteurs et chineurs affairés, le village a des airs de fête foraine. Néanmoins les montagnes de déchets et le flot presque constant de visiteurs demandent des journées laborieuses. Les compagnons et compagnes, chevilles ouvrières du village, aux côtés des salariés et des bénévoles, arrivent souvent là après un accident de vie plus ou moins grave. Ils sont sans domicile fixe, chômeurs en fin de droits, sans-papiers, souffrent de fortes addictions, viennent de connaître une rupture… Certains (de plus en plus nombreux) arrivent aussi simplement par choix, pour s’extraire de la société de consommation. La communauté les accueille.
Pour tous, les conditions sont les mêmes : le pécule des compagnons et leurs primes (pour les vacances, par exemple) représentent, mis bout à bout, de 400 à 500 euros par mois. Nourris et logés gratuitement, ils disposent aussi d’une couverture maladie et cotisent à la retraite. En échange, ils travaillent de 8h à 18h, du mardi au samedi. Ce fonctionnement est possible grâce au statut, précieux et trop rares, d’OACAS (Organisme d’accueil communautaire et d’activités solidaires), obtenu lors d’un accord entre le mouvement Emmaüs (120 communautés environ) et l’État. Il leur reconnaît officiellement une qualité de travailleur solidaire. La communauté cotise aussi pour eux à l’URSSAF à hauteur de 40 % du SMIC.
©Lionel Astruc
Souplesse et fermeté de la gouvernance
Cet « accueil inconditionnel » est l’héritage de l’Abbé Pierre et l’identité même du mouvement Emmaüs. Mais, concrètement, comment faire en sorte que ces destins individuels parfois abîmés se rencontrent de manière harmonieuse ? Comment la vie commune est-elle envisagée et gérée ? Ici, pas de personnel spécialisé, pas de travailleurs sociaux. Le groupe fonctionne comme une famille, où chacun prend soin de l’autre et fait appel à un psy ou un médecin à l’extérieur, si besoin. L’organisation s’appuie sur un mélange de souplesse et de fermeté : ici, annonce-t-on aux nouveaux arrivants, ceux qui enfreignent quelques règles de base (pas de racisme, d’excès d’alcool, de violence, etc.) sont invités à partir aussitôt. Ceux qui ne se plaisent pas peuvent aussi quitter les lieux du jour au lendemain. Les autres peuvent rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent et progressivement prendre des responsabilités… ou non. Germain ressasse ces trois possibilités et en garantit l’application, d’une manière jugée parfois hâtive, mais indéniablement efficace. L’ambiance, souvent bonne, peut virer à l’aigre en un instant. Comme ce matin où, entre deux plaisanteries, il douche un jeune qui passe dans le couloir : « Toi, t’arrêtes d’emmerder les filles, sinon tu dégages, ok ? ». L’intéressé blêmit, un ange passe, et notre conversation reprend. Finalement, dans un contexte où beaucoup arrivent simplement pour échapper à la rue, pour se refaire avant de repartir, il y a environ 30 % de turn over par an ; beaucoup restent ici des années, voire plusieurs décennies. « Je suis arrivé ici alors que je faisais un voyage en auto-stop, explique Lucas, jeune cuisinier. Je voulais juste passer quelques jours pour rendre service et je suis toujours là un an après ». “Vincent le Pirate” dresse le même constat. Après une simple halte, il a quitté la vie de nomade en camion pour se sédentariser ici avec sa copine. Ils sont là depuis trois ans.
©Lionel Astruc
Une place dans la communauté sans distinction de statut
Germain, fondateur de cette communauté Emmaüs de 38 ans, en demeure, à 66 ans, le pilier. Avec les avantages et les défauts de cette longévité. Certains lui voient des penchants autoritaires, lui qui revendique des décisions « dans l’instant plutôt qu’en instance ». Néanmoins, celui que l’on surnomme ouvertement « le vieux » écoute chacun à l’heure du repas, comme en réunion et sans distinction de statut. Il incarne indéniablement cette « non discrimination », dans les pas de l’Abbé Pierre, avec les exclus comme avec les arrogants en costume qu’il remet à leur place. Mais sa pratique inclusive de la gouvernance reste informelle : « Comme d’autres associations, on a un CA mais au quotidien on n’est pas dans ce fonctionnement. On s’appuie sur la relation de confiance. Tout est très oral. Cela vient de notre ADN sociale : il faut sans cesse parler avec les compagnons. Quand un besoin s’exprime et que nous avons une décision à prendre, je procède par cercles concentriques. J’en parle avec les intéressés, puis une fois que l’idée a mûri, j’en fait part au réfectoire (c’est le moment où nous sommes rassemblés) pour que tous ceux qui le souhaitent puissent venir à une réunion un peu plus officielle. Finalement les décisions sont prises par tous ceux qui veulent y prendre part », conclut Germain.
Contrairement à cette gouvernance fluide, la question du travail est quant à elle, envisagée de manière plus stricte. Tout le monde doit faire sa part, un point c’est tout. Un compagnon qui se tord la cheville et revient de chez le médecin avec un arrêt, s’assied mais épluchera les patates ou remplira les tickets avec lesquels les clients passent en caisse à la fin de leurs achats. Ici le travail est considéré comme indispensable pour s’en sortir et entretenir une vie communautaire équilibrée. La participation à la vie collective et au travail est vue comme réparatrice et suffisante pour remettre en selle les compagnons qui en ont besoin. Ils ne font d’ailleurs pas l’objet d’un suivi particulier. Mais, reconnaît-on ici, le retour à l’emploi ne suffit pas. D’expérience, les responsables constatent que la sécurité affective d’une vie de couple et d’amis sont plus essentiels pour se reconstruire. Et aussi un défi individuel voire collectif plus compliqué. Ainsi, Sophie, membre active de la communauté, observe que 90 % des compagnons sont des hommes et que la misère sexuelle mine le village. Bien sûr l’histoire de la communauté est aussi jalonnée d’amours et de mariages heureux et picaresques dont chacun se souvient avec le sourire : « C’est l’occasion de foutre le bordel à la mairie et dans les rues ! » se marre un compagnon de longue date. Joyeux et turbulents. Comme la vie !
Un modèle économique et social vertueux, en quelques chiffres… CA et activités Recyclage Production de la ferme : Temps de travail et revenus |