Emmaüs de Lescar Pau #2 – Redonner vie aux objets, à la communauté et à la terre

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    Pratiquant le recyclage depuis près de quarante ans, la communauté Emmaüs Lescar Pau applique le principe de l’économie circulaire partout où cela est possible. Le terme d’écosystème, parfois galvaudé, prend ici tout son sens tant les interdépendances sont nombreuses et de toutes natures. On devrait même parler ici de socio-écosystème, car cet écolieu réussit cet indispensable dialogue entre un micro-territoire et la tribu humaine qui le peuple. Pour favoriser la résilience de chacun.  

    Des montagnes d’objets récupérés, en cours de tri, de nettoyage, de réparation et de vente, s’amoncellent au sein des 10 000 mètres carrés de hangars et d’ateliers. À circuler entre elles, cela donne l’occasion de ressentir physiquement le gaspillage effréné qui menace notre avenir : une sensation de vertige ! Le jour de mon arrivée, peu après le confinement et ses grands rangements de printemps, une crue de déchets inonde littéralement le site. La clientèle aussi se déconfine : la communauté réalise ce jour-là un chiffre d’affaire record de 17 000 euros. Une réunion de crise a lieu pour faire face à cet afflux. Les compagnons s’activent, mais sans précipitation : ici le tri est une science, une machine subtile qui fait remonter à la surface une immense variété d’objets finement nettoyés, réparés, testés et mis en valeur. Les kilomètres d’allées sont jalonnés d’enfilades d’écrans d’ordinateurs révisés, d’appareils photos étincelants derrière leurs vitrines, d’appareils para-médicaux, de meubles que l’on a sablés pour que chacun puisse les repeindre directement, d’ornements en marbres pour les tombes, de matelas gonflables, de vêtements, de piles de carrelage, etc.

    ©Lionel Astruc

    Dans le ventre de la machine

    Ici on démonte patiemment les postes radio, les rotofils, les machines à laver, les frigidaires, les ordinateurs, les caméras, les machines à café… On connaît les défauts de chaque marque, de chaque modèle. Le tout est réparé avec des pièces détachées elles-mêmes récupérées, triées et stockées. « On essaye d’aller le plus loin possible dans le zéro déchet, explique Nadia, qui coordonne une partie de la recyclerie. Cela demande beaucoup de manutention. Même la vaisselle qu’on casse on l’emmène dans une gravière où elle est mélangée au gravier pour faire des routes. » Une ambition qui porte ses fruits puisque c’est précisément l’activité de récupération qui rend la communauté financièrement autonome, capable de se passer de subvention et libre d’entreprendre, d’investir.

    L’abondance des objets récupérés découle de la présence sur le site d’une déchetterie :  en 2008, la métropole, voyant le succès et la longévité de cet atelier, a proposé à Emmaüs de prendre en charge cette activité en échange d’une subvention. Le village Emmaüs a accepté la mission, mais refusé l’argent. Pour faire la démonstration de la valeur des déchets et pour rester indépendants : « Et pouvoir leur dire merde quand on veut ! », confie un responsable. Sur les 240 000 véhicules qui vont dans une déchetterie dans l’agglomération de Pau chaque année, 120 000 viennent dans celle-ci.

    ©Lionel Astruc

    Recyclerie, ferme et cuisine indissociables

    Au village Lescar Pau, cette expertise en recyclage et réemploi irrigue tout le fonctionnement du village. Elle influence le moindre flux de matière. David, qui est responsable de la ferme, énumère : « le broyeur, les tondeuses, les débroussailleuses, le tracteur, la remorque et tout le petit outillage sont issus du bric-à-brac. On fait une liste de nos besoins et les outils récupérés sont mis de côtés et réparés. On couvre 90 % de nos besoins de matériel », résume-t-il. Autant dire que la dimension circulaire et écosystémique de l’agroécologie était inscrite dans l’ADN de ce collectif : « Les déchets verts que l’on reçoit en déchetterie, on les envoie dans un compost industriel, qui nous vend ensuite 30 à 40 tonnes de compost mûr par an, pour 10 euros la tonne. Quant aux branches de feuillus, on les garde pour faire notre BRF [Bois Raméal Fragmenté, broyat de rameaux qui sert à pailler les sols, NDLR] (60 mètres cubes par an) », précise David, qui ajoute : « On a le projet de broyer sur place et de composter pour notre usage, voire pour revendre. » Cela fonctionne aussi pour les restaurants : les restes, s’ils ne sont pas donnés aux cochons, sont compostés. De même lorsqu’on cure un box à cochon c’est aussi utilisé comme amendement.

    La ferme approvisionne en priorité le réfectoire du village (où l’ensemble des compagnons mangent, au moins le repas du midi), son fournil, son laboratoire de transformation (conserves, confitures, etc.) et ses restaurants : 70 % de la farine utilisée pour faire le pain est autoproduite, les compagnons sont 100 % autonomes pour leur consommation de viande (qu’ils essaient de réduire) et en été de légumes, sans compter les fruits, transformés en confiture quand ils sont trop abondants. Ces débouchés immédiats, sans intermédiaires, et cette transformation qui ajoute de la valeur, rendent la ferme rentable. « Prise isolément, l’activité agricole ne le serait pas » reconnaît David. Au-delà, ce socio-agrosystème apporte une contribution difficile à quantifier : « Certains visiteurs viennent voir les animaux, flâner sur le marché fermier ou encore se rendent à l’épicerie. Et de fil en aiguille, ils se retrouvent à faire des achats à la recyclerie ou encore à manger au restaurant » explique Félicien, qui gère l’ensemble de la restauration. Cette activité diversifiée et cette offre variée, mais interdépendante, sont à l’image de ce lieu : un mini-territoire créé par des individus qui refusent le système ou en sont exclus, et qui s’appuient sur la récupération, l’agroécologie, la restauration et l’accueil pour vivre ensemble.

    ©Lionel Astruc

    Passoires énergétiques et éco-construction

    Les compagnons recherchent aussi l’autonomie dans leur activité de construction et de rénovation. Pour l’instant, des dizaines de mobile-homes mal isolés et souvent vétustes, sont de vraies passoires énergétiques et la consommation électrique du site est peu suivie. Mais une équipe « éco-construction » est à la manœuvre et de nouvelles maisonnettes plus écologiques sont sorties de terre. L’équipe récupère de nombreux matériaux, achète le bois local et commence à utiliser son propre isolant : la communauté donne les vêtements et les livres invendables à un fabricant (Ouate Eco), fournisseur local d’isolant. Le village préfère stimuler cette filière proche, dont il peut connaître le fonctionnement, plutôt que d’adhérer comme d’autres communautés Emmaüs au réseau national Le Relais (qui produit l’isolant Métisse) : une filière plus lointaine sur le territoire  et qui revend une partie des vêtements exportés à Dubaï. « Le Relais privilégie le profit et le système productiviste, assène Germain, le fondateur de la communauté. Nous préférons inventer une nouvelle économie à notre échelle ».

    Tout est dans ce refus entêté et constant, dans ce caractère insoumis et l’obsession de cette communauté à préserver son indépendance. Elle est le socle sur lequel se construit, décennie après décennie, la résilience du village et son exemplarité. L’innovation, n’est pas seulement l’œuvre de laboratoires de hautes technologies. Elle naît aussi sous la poussière et les rebuts, entre les mains des exclus et des déçus de la société de consommation.

    ©Lionel Astruc

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