François Gemenne : « Historiquement, les migrants étaient des aventuriers »

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    Spécialiste de géopolitique, François Gemenne consacre ses recherches à la gouvernance des migrations et du changement climatique. Membre du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), il enseigne les politiques d’environnement et les migrations internationales à Sciences Po et à l’Université libre de Bruxelles. Il appelle à se méfier des analyses émotives ou instrumentalisées sur la crise migratoire, replaçant le contexte actuel dans l’histoire des sociétés humaines et défendant l’ouverture des frontières.

     

    Depuis la photo d’Aylan Kurdi [cet enfant syrien mort échoué sur une plage turque en septembre 2015], on entend souvent parler d’une « crise des migrants ». Quelle en est la véritable nature ?

    Plus qu’une crise, il y a la perception d’une crise. Si on regarde les chiffres bruts, il n’y a pas d’augmentation substantielle des migrations : le nombre de migrants internationaux reste stable, autour de 3 % de la population mondiale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avant 1940, les chiffres étaient beaucoup plus importants, environ 6 à 10 %. La France a connu une lente augmentation : environ 220 000 titres de séjour sont accordés chaque année, chiffre globalement stable depuis quinze ans. Il n’y a donc ni explosion, ni invasion. Par contre, il y a bien une crise de l’accueil, dans la mesure où les migrants arrivent aujourd’hui dans des conditions de plus en plus difficiles, avec des procédures de plus en plus inhumaines. C’est une crise politique, qui n’a rien à voir avec les flux migratoires.

     

    Les procédures d’asile ont tout de même doublé en dix ans, selon les derniers chiffres officiels de l’Ofpra, avec plus de 100 000 demandes en 2017 – dont à peine 30 % sont acceptées – ce qui représente une hausse de 17 % par rapport à 2016.

    Il n’y a pas d’évolution linéaire des demandes d’asile : certaines années, il y en a beaucoup, d’autres très peu. Il y a eu un creux historique en 2007, ce qui explique que l’augmentation ait l’air spectaculaire sur dix ans, mais les chiffres étaient quasi identiques (65 000 demandes) entre 2004 et 2014, par exemple. Le nombre de demandes d’asile tient surtout à des conditions exogènes au pays d’accueil : les crises qui frappent certains pays, l’organisation des filières de passeurs qui privilégient telles régions, etc. L’asile reste un instrument humanitaire, cela ne doit pas être un outil de contrôle et de régulation : la France peut décider du nombre de titres de séjour qu’elle donne, pas du nombre de demandes d’asile auxquelles elle accède. C’est bien là qu’il y a problème : comme on ne pense plus du tout une politique d’immigration, ceux qui veulent venir en France n’ont plus guère que l’asile comme moyen d’y parvenir. Cela crée un engorgement des procédures d’asile, et de l’accueil. Ce qui crée de l’injustice, car beaucoup de gens qui devraient pouvoir recevoir l’asile n’y parviennent plus. C’est comme cela qu’on dévoie l’outil qu’est l’asile.

     

    La question sensible des réfugiés induit-elle notre regard en erreur sur les migrants en général ?

    Quand on explique qu’il y a beaucoup moins de migrants, relativement à la population totale, qu’avant la Seconde Guerre mondiale, les gens sont toujours surpris. Le phénomène est en fait surtout devenu beaucoup plus visible : on voit partout les images de Méditerranée, de Calais ou du col de l’Échelle. Bien sûr qu’il faut en être informé tant c’est dramatique. Mais on n’aborde plus la situation migratoire que sous cet angle émotionnel, sur un registre de peur ou d’empathie, ce qui crée ce sentiment qu’il y a un problème à régler. On ne voit jamais les migrants dans des situations normales, en train de conduire leurs enfants à l’école ou de faire à manger en famille, car ce n’est pas un élément d’actualité. On continue de les voir comme un groupe social particulier plutôt que comme partie intégrante de la société.

     

    Alors même que le terme de migrants recouvre en réalité des situations très différentes…

    Je suis né en Belgique et venu travailler en France : je suis donc un migrant, à Paris. Mais quand on parle des migrants dans les médias, on ne parle jamais de moi – ni de tous les chercheurs, cadres dans les multinationales ou époux de conjoint français. Pourquoi ? Probablement car je suis blanc et catholique. Le mot « migrant » est devenu un terme racialisé, qui désigne par-là les noirs, les Arabes et les musulmans. C’est comme cela qu’on en fait un thème qui va cristalliser un certain nombre d’angoisses, alors que c’était jadis un terme connoté très positivement : les migrants étaient des aventuriers, ceux qui avaient le courage de partir et de chercher une vie meilleure. D’ailleurs, en Afrique ou en Asie, cela reste un terme plutôt élogieux pour désigner ceux qui ont réussi à dépasser les difficultés en allant voir plus loin. Mais en Europe, le terme a été complètement dévoyé depuis au moins trente ans pour être assimilé à une anomalie. Avec la crise des réfugiés syriens, face à la nécessité humanitaire de les accueillir, les gouvernements ont monté en épingle une vieille dichotomie entre d’un côté le « bon » migrant, qui serait le réfugié politique, persécuté dans son pays et dont la présence en Europe est de ce fait légitime, et de l’autre, le « mauvais » migrant, celui qui décide volontairement de migrer pour des raisons économiques et qu’il faut donc renvoyer chez lui. Comme si, pour renforcer l’acceptabilité sociale des réfugiés aux yeux de l’opinion publique, il fallait forcément le faire aux dépens des migrants. Alors qu’en réalité, les réfugiés sont simplement une catégorie particulière de migrants, nécessitant une protection particulière.

     

    Pourquoi cette distinction n’a-t-elle pas lieu d’être ?

    Parce qu’elle est héritée d’une histoire qui n’offre plus les bonnes lunettes pour comprendre le monde actuel. L’essentiel de notre régime politique et juridique sur les migrations vient de la Seconde Guerre mondiale : la Convention de Genève est créée en 1951 pour protéger les Juifs déplacés en Europe. Il y avait une condition de temps et d’espace. Par la suite, en 1967, un protocole additionnel ouvre le concept de réfugiés à des populations touchées par d’autres guerres ou violences, ailleurs, à la suite des crises de la décolonisation notamment. Mais on reste sur ce vieil instrument. Dans le même temps, les années 1950 et 1960 connaissent d’importantes migrations économiques : les pays du Nord – la France, la Belgique, l’Allemagne – achètent des travailleurs en Espagne, en Italie, au Maroc ou en Algérie pour aller dans les mines. Il y avait donc des parcours très linéaires et relativement simples : les réfugiés déplacés par les guerres, et les « Gäestarbeiter », les travailleurs invités qu’on faisait venir volontairement. Aujourd’hui, cela ne se passe plus du tout comme ça. Les flux sont complètement éclatés dans le temps, avec différents motifs de migrations qui s’imbriquent les uns dans les autres. Non seulement les gens ne bougent plus directement d’un pays vers un autre, puisqu’ils passent par toute une série de pays, mais en plus ils ne migrent plus pour un seul motif. Les raisons politiques, économiques et environnementales se mêlent les unes aux autres : l’environnement est devenu un enjeu géopolitique majeur, et les tensions économiques débouchent sur des crises politiques.

    Le problème, c’est qu’on ne s’intéresse pas du tout aux parcours des migrants avant qu’ils n’embarquent sur un bateau en direction de l’Europe : on ne se rend pas compte qu’il y a des mois, parfois des années, d’errance à travers plusieurs pays. Souvent, le pays qui termine le parcours n’est pas celui qui était pensé comme destination finale, à l’origine. La plupart des migrants de la Corne de l’Afrique n’ont pas pour projet de terminer en Europe : ils quittent leur campagne pour trouver un boulot dans la ville la plus proche, mais n’en trouvant pas, ils franchissent la frontière pour aller dans le pays voisin, dans lequel ils tombent sous la coupe d’un gang de passeurs, qui leur ont fait miroiter un job en Libye, où ils finissent persécutés, réduits en esclavage, violentés ou torturés… Ceux qui viennent en Europe depuis la Libye, pour beaucoup, ne cherchaient pas à venir en Europe : ils cherchent à fuir la Libye ! Mais ça, on ne veut pas le comprendre. Globalement, parce qu’ils sont noirs, on assimile cela à de la migration économique. Cette distinction sur le motif des migrations n’a plus de sens aujourd’hui, c’est juste une façon, en Europe, de rationaliser un discours politique face à ce qui est perçu comme une crise insurmontable. Or non seulement cette catégorisation n’a guère de sens de manière empirique, mais elle pose toute une série de problèmes éthiques.

     

    L’expression « migrant économique » n’a-t-elle plus de sens, aujourd’hui ?

    Prenons le cas de la population africaine : la moitié dépend de l’agriculture qui est sa principale source de revenus. Ça veut dire que toute variation de température ou de pluviométrie peut avoir une incidence considérable sur les récoltes et donc sur ses conditions de vie. Pour elle, l’environnement et l’économie, c’est la même chose ! En Europe, nos bulletins de salaire à la fin du mois ne dépendent quasiment plus du climat, mais on ne se rend pas compte que dans le reste du monde, les revenus restent directement affectés par les conditions environnementales. Et qu’à ce titre, un migrant économique est aussi souvent un migrant environnemental.

    En réalité, la vraie migration économique en France concerne quelques centaines de personnes par an : ce sont des médecins et des danseuses du Crazy Horse dans les pays de l’Est, ou des joueurs de foot et des prêtres qu’on va chercher dans les pays africains, plus quelques ingénieurs pour Airbus. Ce sont des gens qu’on fait venir volontairement.

     

    Les migrants n’ont-ils pas d’ailleurs un rôle important dans les économies des pays riches ?

    L’économie française repose largement sur les migrants, qui font vivre toute une série de secteurs importants et variés : la construction, la restauration, la surveillance et le gardiennage, le service à la personne, ou le championnat de football. La France est une économie tertiaire : des gens viennent y demander des services de logement, de restauration, d’information, et c’est ça qui crée le dynamisme de sa société. Or on pense encore que le stock d’emploi est une sorte de grand gâteau dont il faudrait se partager les parts : plus nombreux on est, plus petites seraient les parts. C’est faux, en réalité le stock d’emploi est dynamique.

    C’est l’histoire de la famille Joad que Steinbeck raconte dans Les Raisins de la colère. Dans les années 1930, la grande sécheresse appelée le « Dust bowl » en Oklahoma, en Arkansas et au Texas a poussé entre 200 000 et 300 000 personnes, essentiellement des paysans, à tout quitter pour aller vers la Californie. À l’époque, il n’y a rien en Californie, à part quelques chercheurs d’or. L’exode est un calvaire, les conditions sont extrêmement difficiles et les migrants sont très mal accueillis. Pourtant, si c’est devenu aujourd’hui l’État le plus prospère et le plus peuplé des États-Unis – et la 5e économie mondiale, devant la France ! – c’est à ce peuplement migratoire que la Californie doit cette richesse.

     

    Cela prouve également que la migration est un phénomène consubstantiel à l’histoire des sociétés humaines.

    Je compare souvent cela aux gauchers : longtemps, c’était une tare que l’on voulait rectifier, en forçant les gauchers à devenir droitiers. Jusqu’à ce que l’on comprenne que c’était un état de fait : 15 % de la population naît gauchère. On n’est pas encore arrivé à ce stade d’acceptation structurelle de l’immigration : chaque année, 200 000 à 250 000 personnes veulent venir en France, mais on continue de vouloir lutter contre ça. C’est d’ailleurs ce qui explique qu’on croit encore autant au mythe de l’immigration zéro. Personne ne définit aujourd’hui les gauchers comme un groupe social particulier, alors qu’on continue à avoir ce raisonnement pour les migrants.

     

    Serait-il illusoire de vouloir fixer les populations humaines ?

    C’est à rebours de l’Histoire. Les flux migratoires sont comme le jour et la nuit : on peut éclairer les rues tant qu’on veut avec des projecteurs, on n’empêchera pas la nuit de succéder au jour. Idem, on peut mettre tous les barbelés et les garde-frontières du monde, l’immigration continuera d’exister. Cette idée qu’on ne contrôle pas les flux est très difficile à faire passer.

     

    On continue pourtant de renforcer les frontières : jamais autant de murs n’ont existé entre différents pays…

    Les frontières sont devenues des totems symboliques. On reste encore pénétrés par cette idée que le degré d’ouverture détermine les flux migratoires mondiaux : si on ouvre, tout le monde va venir, si on ferme, plus personne ne viendra. C’est une méconnaissance totale de la réalité du projet migratoire : jamais un migrant ne va se décider à partir parce qu’une frontière est ouverte en Europe. Et à l’inverse, il ne renoncera pas parce qu’une frontière est fermée… Je défends depuis longtemps l’ouverture des frontières comme la réponse la plus rationnelle au défi des migrations au XXIe siècle. Je ne le dis pas sur un plan éthique, au nom d’un village global et d’une citoyenneté mondiale : même en dehors de ces grands principes, l’ouverture des frontières rendrait les migrations beaucoup plus organisées et tuerait le commerce des passeurs. Sans frontières fermées, il n’y a plus de business pour eux.

    Pourtant, on continue d’avoir peur que l’ouverture des frontières crée une sorte de chaos généralisé, comme si tout le monde allait venir. C’est le mythe de « l’appel d’air », concept d’extrême droite qui est entré dans le vocabulaire courant : toutes les recherches sont unanimes depuis des années pour affirmer que cela n’existe pas. Les conditions d’accueil et d’aides sociales ne déterminent absolument pas le pays de destination pour un migrant : personne ne vient à Calais parce qu’on y installe des douches… C’est une décision extrêmement difficile de migrer, ça implique de quitter sa famille, c’est aussi un investissement qui coûte très cher et c’est donc une possibilité qui s’offre à une toute petite minorité de la population mondiale.

    Tout le monde ne veut pas venir ici, c’est une vision très eurocentrée. Quand on regarde un panorama mondial des flux migratoires, on n’a pas du tout cette impression de crise : il y a un certain équilibre entre les régions du monde, et la plupart des migrations africaines vont vers l’Afrique, et non vers l’Europe comme on se l’imagine souvent. Le plus grand flux d’émigration, il est du sud vers le sud – soit environ 35 % des migrations mondiales. D’ailleurs, un flux migratoire en forte augmentation ces dernières années, c’est celui du nord vers le sud – et non l’inverse. De plus en plus d’Européens pensent qu’ils vont avoir une meilleure vie s’ils migrent dans des pays africains ou asiatiques. Malgré tout, ce sentiment de crise et d’invasion est très vivace, en Europe.

     

    Pourquoi, selon vous ?

    Parce que cela renvoie à des tensions plus profondes. L’immigration interroge des peurs autour de notre propre identité collective, ce qui définit le « nous » et ce qui définit l’autre, le « eux » – Sarkozy a très bien senti cela quand il crée un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, en 2007. C’est pour cela qu’il y a une telle obsession autour des frontières actuellement, parce que c’est le moyen de marquer concrètement, sur le territoire, le « nous » et le « eux ». Il y a une logique de repli où chacun voudrait être une petite Grande-Bretagne, à gérer ses propres affaires sur son territoire, sans prendre en compte l’impact que cela a partout dans le monde. C’est pour ça que l’enjeu environnemental rejoint directement celui des migrations. Cette crise de l’identité collective est une crise du cosmopolitisme, dans laquelle on n’arrive plus à se penser comme des humains habitant la même planète. C’est une crise de la fraternité humaine.

     

    Propos recueillis par Barnabé Binctin

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