L’agriculture bio peut-elle nourrir la planète ? 

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    La guerre en Ukraine nous rappelle douloureusement notre hyperdépendance alimentaire tandis que les épisodes climatiques extrêmes nous enjoignent à revoir notre système agricole pour protéger la planète. L’agriculture bio est sur toutes les lèvres, mais peut-elle seulement satisfaire les besoins alimentaires à l’échelle mondiale ? 

    Événements climatiques extrêmes, crises alimentaires à répétition, les enjeux actuels autour de l’agriculture ne se limitent pas à la seule quantité produite de nourriture dans le contexte du dérèglement planétaire. Alors que la population mondiale devrait atteindre entre 8,5 et 9,7 milliards d’individus d’ici 2050, « il y a urgence à préserver et restaurer certaines ressources naturelles » pour espérer atteindre la souveraineté alimentaire mondiale, alertait en 2017 Juliette Duquesne, journaliste et coautrice avec Pierre Rabhi du livre Pour en finir avec la faim dans le monde (Presses du Châtelet, collection « Carnets d’alerte »). 

    L’échec du productivisme 

    Car jusqu’ici, le modèle productiviste a failli à bien des égards : déforestation, altération de la biodiversité, appauvrissement des sols, pollution de l’eau, émissions significatives de gaz à effet de serre – 22 % du total des émissions selon le dernier rapport du GIEC. « En ajoutant la fabrication des engrais à partir de gaz naturel, le stockage, le transport, le conditionnement et la transformation des aliments, on dépasse les 30 % », ajoute Olivier De Schutter, juriste belge, professeur de droit international et ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation de 2008 à 2014. Sans compter que le méthane issu du bétail a un pouvoir de réchauffement bien plus élevé que le CO2. Mais l’agriculture industrielle a également échoué à nourrir les populations : d’après l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), en 2017, 821 millions de personnes souffraient de sous-alimentation – alors même que les pertes alimentaires représenteraient 14 % de la production agricole mondiale. Quant au gaspillage alimentaire, il représenterait selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) 17 % de la production agricole mondiale. 

    Face à ces enjeux, de nombreux chercheurs ont projeté ces dernières années des modèles agricoles plus vertueux, basés notamment sur une mondialisation de l’agriculture biologique. Ainsi, en 2012, une étude américaine assurait qu’on ne saurait produire suffisamment de nourriture avec cette technique, pointant des rendements en berne sans l’apport d’engrais azotés. « Il y a une palanquée d’études affirmant que le bio ne pourrait pas nourrir la planète sans même questionner nos régimes alimentaires, pointe Xavier Poux, ingénieur agronome à l’Institut du développement durable et des relations internationales. Il faut sortir de cette logique selon laquelle il faut impérativement compenser la perte de rendement », estime-t-il. Il rappelle que ces pertes sont déjà à l’œuvre malgré nos modèles industriels, et qu’il faut s’y adapter. 

    Penser circulaire et sortir des logiques de marché 

    C’est chose faite dans une étude publiée dans Nature Communications en 2017, qui assure qu’atteindre 100 % d’agriculture bio d’ici 2050 est possible à condition de réduire le gaspillage alimentaire et de modifier nos habitudes de consommation – moins de viande notamment, afin de libérer des terres cultivables pour l’alimentation humaine – et ainsi compenser une perte de rendement estimée à 30 %. « D’autant que certains pays pourraient être avantagés par le mode d’agriculture biologique, notamment en Asie ou en Afrique, particulièrement pauvres et affamés », ajoute Xavier Poux. Dès 2008, des chercheurs des Nations unies avaient démontré que des exploitations de vingt-quatre pays africains en conversion ou déjà converties au bio avaient vu leur productivité augmenter de 116 % après trois à dix ans de culture. 

    Pour l’heure, seulement 9 % des surfaces agricoles européennes sont cultivées en bio, avec un objectif de 25 % d’ici 2030 fixé par la Commission européenne dans sa stratégie « De la fourche à la fourchette » adoptée fin 2021. Et les disparités sont grandes au sein de l’UE : 22 % pour l’Autriche en 2019, contre 7,7 % pour la France. À l’échelle mondiale, c’est 1,5 % des surfaces agricoles qui était cultivée en bio fin 2018 (contre 0,3 % en 2000). 

    « Si le fumier est acheminé par camion depuis des pays étrangers – comme c’est le cas pour de nombreux agriculteurs en France –, on passe à du bio industriel. »

    « Jusqu’ici, la demande dirige l’offre du bio au sein des ministères européens de l’Agriculture, explique Olivier De Schutter. Mais les enjeux vont bien au-delà des seuls intérêts économiques : il en va de la durabilité de notre agriculture, de nos territoires et de notre santé. » Le juriste l’assure : les politiques publiques doivent sortir des logiques de marché. Et mettre en place un plan. C’est ce que propose le scénario Afterres2050 pour la France. Construit sur le modèle du scénario négaWatt par Solagro, entreprise associative qui réunit des agriculteurs et des citoyens, ce projet propose un plan pour maintenir la production agricole en divisant par trois l’ensemble des intrants et impacts, tout en garantissant le fait de bien nourrir les Français. Mais Xavier Poux pointe aussi les limites du bio : « Si le fumier est acheminé par camion depuis des pays étrangers – comme c’est le cas pour de nombreux agriculteurs en France –, on passe à du bio industriel. » Il dénonce, entre autres, les grandes productions maraîchères espagnoles sous serres qui s’affranchissent d’une organisation paysagère harmonieuse et d’un processus écologique plus global. « Le label bio a avant tout été imaginé pour protéger le consommateur vis-à-vis des pesticides », rappelle Olivier De Schutter. 

    ©Le Cil Vert

    Les nouvelles voies de l’agroécologie 

    Coauteur de Demain, une Europe agroécologique [1], Xavier Poux propose un modèle d’agroécologie nommé TYFA qui permettrait de nourrir le continent européen – les données manquent à l’échelle mondiale – à surface agricole constante, tout en limitant le risque de rupture en approvisionnements. Pour cela, nous devons agir tant sur nos techniques agricoles que sur notre régime alimentaire. Polyculture, polyélevage (profiter des résidus de culture et produire de l’engrais), agro-foresterie (réduction du risque d’érosion, ombrage, captation de l’humidité), rotation des cultures (renouvellement des nutriments), association de cultures (protection contre les insectes ravageurs), augmentation des cultures de légumineuses pour fixer l’azote dans l’air et le recycler : l’ingénieur fournit une projection particulièrement détaillée. « Au fond, l’agroécologie consiste à réduire les coûts de production en faisant en sorte que les intrants soient produits localement et que les déchets soient recyclés, tout en réduisant notre dépendance aux machines, au pétrole et aux engrais azotés », résume Olivier De Schutter. 

    À en croire Benoît Biteau, député EELV au Parlement européen et agriculteur en Charente-Maritime sur 210 hectares (céréales, légumineuses, bétail, prairies), ces « techniques culturales simplifiées » donnent « des résultats économiques très satisfaisants ». Il assure que ses rendements dépassent ceux de ses voisins en conventionnel. La chambre d’agriculture est d’ailleurs venue évaluer sa ferme : alors que son père, qui travaillait ces mêmes champs en conventionnel, mobilisait 7 calories fossiles pour produire 1 calorie alimentaire, Benoît Biteau produit 2,4 calories alimentaires avec 1 calorie fossile [2].

    Dans son modèle TYFA, Xavier Poux propose également une division par deux de nos consommations de poulet et de porc, et d’un tiers celles de lait et de bœuf, et une alimentation riche en céréales et en légumineuses. Plus largement, l’alimentation a un rôle structurant dans nos sociétés. Modifier notre agriculture et notre alimentation suppose une refonte globale de notre chaîne alimentaire. « Si, par exemple, on passe tout en bio mais que les gens continuent d’acheter en grande surface, les industriels feront pression dans dix ans pour baisser les prix, et les agriculteurs ne pourront toujours pas vivre de leur production », assure Xavier Poux. Dans son étude, il propose des ventes en filières courtes, créatrices d’emplois, surtout en milieu rural. Mais là encore, avec un frein de taille : l’agroécologie est plus intense en main-d’œuvre, surtout dans les pays du Nord. L’absence de recours aux pesticides ou aux engrais azotés implique plus de travail dans les champs, et une rémunération revalorisée. « En cela, l’agroécologie n’est pas compétitive », estime Olivier De Schutter. Elle l’est en revanche en termes de création d’emplois. C’est ce que démontre le scénario Afterres2050, avec 148 000 emplois créés. 

    Quelle volonté politique ? 

    Par ailleurs, la transition vers ce mode de culture coûte cher, en raison, entre autres, des deux à trois ans nécessaires pour convertir l’exploitation, et de la formation des agriculteurs. Cela ne peut pas se faire sans une réelle volonté politique. « Il faut réformer la PAC, en réorientant les aides vers l’agroécologie », assure Xavier Poux. 

    « L’Union européenne trace des ambitions nobles, mais les principales politiques publiques sont orientées à leurs antipodes », Benoît Biteau

    Aujourd’hui, la PAC est distribuée par unité de surface : plus l’agriculteur a d’hectares, plus il bénéficie d’aides. « 80 % de l’enveloppe part dans les poches de 20 % des agriculteurs, dénonce Benoît Biteau, d’autant que 75 % de cette enveloppe est distribuée sans conditionnalité. » Peu importe que l’exploitant utilise pesticides et engrais de synthèse. « On mobilise l’argent public pour perfuser une agriculture dont on doit s’éloigner si on veut relever le défi climatique et porter les objectifs du green deal », poursuit l’eurodéputé. Il milite pour des aides fléchées vers l’unité de main-d’œuvre pour favoriser la déconcentration des structures et créer ainsi de l’emploi. Benoît Biteau a également proposé au Parlement européen – sans succès – un « paiement vert » des agriculteurs en bio, pour sortir d’une logique de financement et encourager ce type de cultures en passant à une logique de rémunération des professionnels engagés. Autre mauvais signal envoyé, la France a, dans son plan stratégique national (PSN) de la PAC 2023-2027, supprimé les aides au maintien de l’agriculture biologique. « L’Union européenne trace des ambitions nobles, mais les principales politiques publiques sont orientées à leurs antipodes », dénonce Benoît Biteau. 

    À plus large échelle, notre système alimentaire mondial d’hyperdépendance freine l’extension de l’agroécologie. En Afrique, par exemple, de nombreux pays sont endettés. Afin de rembourser leurs dettes dans des devises fortes – comme l’euro ou le dollar –, ils ont adapté leur offre agricole à la demande mondiale : café, cacao. Les acheteurs demandent des gros volumes de cultures uniformes, avec une qualité prévisible. « C’est tout ce que l’agroécologie ne peut pas offrir », juge Olivier De Schutter. 

    En clair, il n’existe pas de solution magique où il n’y aurait que des gagnants. « Mais on peut organiser cette transition, en faisant en sorte que les investissements à venir – rénovations d’usines, formations – se fassent sur la base d’une production bio, moins intensive et plus locale », conclut Xavier Poux. Ce que Philippe Pointereau, coauteur du scénario Afterres2050, confirme : « Il est temps de raisonner en termes de système alimentaire durable. Le changement de régime alimentaire – produits de qualité, moins de viande et de produits laitiers – est un puissant levier de transition, il est dans les mains de tous les consommateurs mais aussi des collectivités locales. » 

    Plus qu’une absence de volonté politique à développer ces modes d’agriculture, certains pointent des intérêts divergents entre gouvernants et gouvernés. « L’agriculture dite familiale – moins de 2 hectares cultivés – représente environ 80 % de la valeur de la production alimentaire mondiale et ne représente que 12 % des surfaces agricoles totales », avance Juliette Duquesne. Ce chiffre fait débat, rappelle Olivier De Schutter, car une partie non négligeable de la production des petits producteurs est dédiée à l’autoalimentation et n’est pas vendue sur les marchés, ni taxée – échappant ainsi au calcul du PIB et de la « valeur produite ». « Si vous dites que les petits producteurs sont essentiels à la sécurité alimentaire, la conclusion logique serait de les aider, assure Olivier De Schutter. En revanche, en disant qu’ils sont marginaux, vous les invitez à grossir ou à changer de secteur. » 

     

    1. Pierre-Marie Aubert et Xavier Poux, Demain, une Europe agroécologique, Actes Sud, 2021.
    2. Les calories fossiles représentent l’énergie fossile dépensée pour la production agricole ; les calories alimentaires l’énergie récupérée sous forme de nourriture. Cette comparaison vise à mesurer l’empreinte énergétique des différents modèles agricoles.

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