Dans la province de Zamora, en Castille-et-León, Alberto Fernández et Rosi González élèvent neuf cents brebis en plein air. Convaincu que la cohabitation avec le loup est parfaitement possible, le couple prend le contre-pied de ceux qui prophétisent la fin du monde rural avec l’interdiction de la chasse au loup dans toute l’Espagne, entrée en vigueur en septembre 2021.
« Moi, je dors tranquille », fanfaronne Alberto Fernández, en sirotant un chocolat chaud dans sa cuisine, ce dimanche matin. D’autres s’en feraient des cheveux blancs. À 400 mètres de là, ses neuf cents brebis l’attendent dans un hangar, au cœur d’une zone qui concentre la plus forte densité de loups en Europe : la province de Zamora, dans le nord-ouest de l’Espagne. Admiré, craint, haï, le prédateur est au centre d’une violente controverse depuis que le gouvernement espagnol a annoncé, début février 2021, l’interdiction prochaine de le chasser (mesure mise en place en septembre 2021, ndlr). Les éleveurs s’insurgent contre la mesure, soutenus par les autorités locales. Ils assurent que, sans contrôle de sa population, le loup ibérique et ses attaques les mèneront à la ruine. Mais Alberto prouve le contraire : loups et bergers peuvent cohabiter en paix.
Au bout d’un petit sentier, à la lisière du bois, Alberto atteint sa bergerie, située en contre-haut du minuscule village de Santa Colomba de Sanabria. Une armée de chiens au poil abondant, lourdement avachis devant la clôture, célèbre vaguement son arrivée. Ne vous laissez pas berner par leur allure de gros nounours. Les mâtins espagnols sont de véritables soldats, prêts à attaquer un ours à deux s’il approche du troupeau. « Ils sont les prédateurs naturels du loup », explique le berger. Avec sa compagne, Rosi González, ils ont dix-sept mâtins sur l’exploitation. Résultat ? Une seule attaque en huit ans. Une dizaine de brebis perdues.
Aujourd’hui âgés de 37 et 36 ans, Alberto et Rosi ont repris l’activité du père d’Alberto en 2013. Depuis trois ans, ils ont lancé la marque Pastando con lobos (« paître avec les loups »). L’idée est simple : produire une viande de qualité, issue de l’élevage extensif en plein air, dont l’impact environnemental est limité, que le consommateur accepte de payer un peu plus cher, et qui valorise la cohabitation avec le loup et la préservation de l’espèce.
Loups dans la bergerie, bergers dans la louverie
À Zamora, très rares sont les éleveurs qui partagent cette vision pacifiée. « Là où je suis, dans la Sierra de la Culebra, pour mener paître les bêtes, il faut qu’un berger soit présent, avec des chiens et, pour la nuit, des grillages ou des hangars. Même comme ça, les loups nous mangent quelques têtes de bétail », déplore José Manuel Soto, responsable des questions environnementales pour la Coordination des organisations d’agriculteurs et d’éleveurs (COAG) de Zamora. « La population de loups augmente, nous subissons de plus en plus d’attaques. »
Sur la péninsule Ibérique, le Canis lupus signatus n’existe plus que dans le Nord-Ouest, notamment au nord du Duero, fleuve qui prend sa source au nord-est de l’Espagne et se jette dans l’océan Atlantique à Porto, au Portugal. Alors que jadis, le prédateur chassait dans toute l’Ibérie. Dans plusieurs communautés autonomes de cette région, la chasse au loup est autorisée. Comme en Castille-et-León, communauté dont dépend Zamora, où la chasse sportive est autorisée moyennant le règlement d’un « droit de chasse » de 3 500 euros.
Le 4 février 2021, le ministère de la Transition écologique espagnol a annoncé l’inscription du loup ibérique sur la « liste des espèces sauvages en régime de protection spéciale » et l’interdiction prochaine de le chasser partout dans le pays. Les éleveurs rejettent majoritairement cette mesure sans nuances : « Vous imaginez qu’on n’en tue plus aucun sur la zone ? Ce serait un carnage. Les pertes que nous subissons déjà seraient multipliées par deux, ou par trois ! », s’alarme José Manuel Soto.
Le loup, un leurre ?
Bientôt 17 heures à Santa Colomba. Les chiens sont aux aguets devant la bergerie. Les portes de la clôture grincent… « Vaaale, vaaale ! », s’égosille Rosi. Les brebis dévalent la pente dans un concert de bêlements et tintements de clochettes, sous la vigilance des mâtins, qui émettent de temps à autre de lourds aboiements. La bergère court d’une parcelle parsemée de chênes à une autre, en contrebas, partiellement couverte de genêts blancs. Impossible d’avoir toutes les bêtes en visuel. Les chiens veillent, marquent leur territoire. « Les loups sont opportunistes, précise Alberto. Ils ne s’attaquent pas à un troupeau bien gardé. Cependant tu dois être plus vif, plus malin. Si tu as une absence… Je fais la même chose que mon père avant moi et mon grand-père avant lui. La seule différence, c’est que je le raconte. Ça me choque que ça suscite autant d’intérêt. 90 % des gens ici font pareil. Ils n’osent juste pas le dire. Ce discours ne passe pas auprès des syndicats. Des assos d’éleveurs m’ont déjà appelé depuis Madrid pour me menacer. Le loup est un leurre. Pendant que les éleveurs s’acharnent sur lui, on ne parle pas des prix trop bas de la viande d’élevage extensif, de l’accord avec le Mercosur ou du fait que l’élevage industriel nous tue… alors que c’est beaucoup plus problématique. »
Les autorités locales font bloc derrière les syndicats. « Quand les mesures préventives ne suffisent pas, il faut exercer un contrôle sur des individus déterminés. On le fait à travers la chasse », indique José Ángel Arranz, directeur du patrimoine naturel au gouvernement local de Castille-et-León. La communauté autonome gère la conservation du loup et décide combien les chasseurs peuvent en abattre. Une soixantaine par an, sur un total d’environ deux mille. « Ce modèle a permis que la population au nord du Duero croisse et se répande. Le modèle qu’on nous propose est le même qu’au sud du Duero [où la chasse est interdite N.D.L.R.], qui a permis que le loup disparaisse. » Selon José Ángel Arranz, la tension sociale générée par les attaques pourrait entraîner des abattages illégaux si les autorités ne s’en chargent pas. Ce qu’il ne dit pas, c’est que le loup avait disparu bien avant l’interdiction de la chasse au sud du Duero.
Le loup n’a jamais disparu et les éleveurs ont perpétué les méthodes traditionnelles : chiens et présence humaine
Un petit groupe de visiteurs est venu de Zamora, capitale de la province, pour découvrir l’activité de Pastando con lobos. Ils ont été conduits ici par Javier Telagón, qui a monté une agence d’écotourisme dédiée au loup. « La gestion du loup ne se fait pas sur des arguments scientifiques, mais sur des arguments électoralistes », regrette Javier Telagón. Installé à Mahíde, à 35 kilomètres de chez Alberto et Rosi, dans la Sierra de la Culebra, il emmène ses clients observer les loups. « Face aux pressions des syndicats d’agriculteurs, les gouvernements locaux autorisent la chasse pour faire baisser la tension sociale et pour limiter le nombre d’attaques. Mais en réalité, la chasse peut avoir l’effet inverse », explique ce biologiste de formation. Une meute amoindrie, qui a perdu soudainement un de ses membres clés, peut ne plus être en capacité de s’attaquer à des sangliers ou des cerfs, et se rabattre sur le bétail. Cela nuit aussi à son activité. Quand on chasse l’animal, il se montre moins.
« Ici, le loup tue peu de bêtes appartenant à des bergers professionnels. Il n’a jamais disparu et les éleveurs ont perpétué les méthodes traditionnelles : chiens et présence humaine. » Pour Javier Telagón, seules les mesures préventives sont efficaces : « Les autorités devraient plutôt subventionner l’acquisition et l’entretien des mâtins, la pose de barrières électriques, adapter les règles pour faciliter la prévention. » Alberto ne demande pas autre chose : « Si la société veut des loups, qu’elle paie ce que ça vaut ! »
22 h 08. Alberto et Rosi quittent enfin la bergerie. Les mâtins entament leur danse nocturne. De petits groupes patrouillent autour du site, lancent de puissants aboiements à chaque soupçon. Toutes les brebis sont rentrées. Les bergers peuvent dormir tranquilles.
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