Face aux crises que nous traversons, la reconversion verte de l’industrie serait une des solutions. C’est l’avis de Pierre Gilbert, responsable des affaires générales de l’Institut Rousseau. Défendant une écologie de reconstruction nationale capable d’emmener les classes populaires, il pense que la France doit jouer le rôle de « phare de l’écologie » pour le monde entier, comme elle fut « phare des droits de l’Homme » il y a deux siècles. Entretien.
La crise sanitaire actuelle est en train de causer une crise économique d’une ampleur inégalée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle va renforcer la crise écologique et sociale que nous vivions déjà avant la pandémie de Covid-19. Quelles solutions politiques le gouvernement pourrait-il mettre en place pour y faire face ?
Cette crise sanitaire nous offre deux voies de sortie. La première est celle du business as usual, du retour au monde d’avant, plébiscitée par les chantres du néolibéralisme. Les dernières réactions de Bruno Le Maire [NDLR : le Ministre de l’Économie et des Finances] et de François Villeroy de Galhau [NDLR : le gouverneur de la Banque de France], qui nous expliquent qu’il va falloir payer les dettes que nous contractons actuellement, vont dans ce sens. Ils plaident pour lâcher la bride, pour faire sauter les clauses environnementales et ainsi permettre une relance tous azimuts. Au niveau européen, de nombreux lobbies industriels s’agitent de la même manière. Ils demandent un report de la mise en œuvre du « Green Deal » [NDLR : « Pacte vert pour l’Europe », un plan d’investissement de 1000 milliards d’euros de la Commission Européenne qui vise à faire de l’Union européenne un territoire respectant la neutralité carbone] de la Commission pourtant très timide. La deuxième voie est celle du « Green New Deal », c’est-à-dire d’une relance keynésienne écologique et sociale.
Par ailleurs, un aspect positif de cette crise dramatique, c’est que les verrous budgétaires et monétaires sautent. Les vieilles croyances de l’orthodoxie néoclassique se sont effondrées en quelques jours. Les règles « récessionnistes » (sic) imposées par les traités européens, notamment les 3% de déficit public, ont valdingué. La Banque Centrale Européenne (BCE) crée des milliards pour racheter des titres de dette. Nous devrions utiliser cet argent pour financer la reconstruction écologique de notre pays – et de l’Europe – mais pas pour relancer le « monde d’avant ».
Quels sont les outils budgétaires et monétaires utilisables pour faire la relance keynésienne écologique et sociale que vous évoquez ?
Nous pourrions utiliser la planche à billets [NDLR : Emissions de monnaie par une banque centrale en rachetant des titres de dette aux banques privées et aux Etats] pour permettre aux gens de respirer, et pas seulement aux banques. C’est ce que nous appelons le Quantitative Easing for people, ou « monnaie hélicoptère » [NDLR : notion théorisée en 1969 par l’économiste libéral et monétariste Milton Friedman]. Par exemple, nous pourrions faire un chèque de 5000 euros à l’ensemble des foyers européens pour leur permettre de traverser la crise et de payer les loyers, les factures et les crédits. Cela peut sembler élevé mais c’est moins que le coût des faillites en chaîne qu’entraînerait l’inaction. Et si le FMI a évalué la chute du PIB français à 8% cette année, ce calcul reste incomplet. Car il ne prend pas en compte les conséquences en chaînes – les « boucles de rétroaction » – sur l’ensemble des activités.
La BCE pourrait également réaliser des prêts au profit des Banques Publiques d’Investissement (BPI) nationales, pas seulement aux banques privées, afin de financer par exemple des grands travaux écologiques de rénovation thermique ou de développement des énergies renouvelables. C’est ce que j’ai défendu avec Gaël Giraud et Nicolas Dufrêne dans une note de l’Institut Rousseau sur le financement de la reconstruction écologique. Finalement, il y a tout à coup de « l’argent magique ».
En cette période de pandémie, certaines industries se mettent à produire du jour au lendemain des respirateurs et des masques. Cela signifie-t-il que la transition écologique et sociale des industries thermiques pourrait se faire plus rapidement que nous le pensons ?
Dans un contexte d’urgence climatique, l’activité carbonée de ces entreprises est à terme condamnée. Elles doivent donc transiter rapidement et inscrire leur activité dans un plan de résilience nationale, basé sur le principe de l’économie circulaire. Après l’attaque de Pearl Harbor, les chaînes de production automobiles des États-Unis se sont mises, en quelques semaines à peine, à fabriquer des chars d’assaut. La production industrielle totale du pays a été multipliée par 5 en un an. L’être humain peut faire de grandes choses quand il n’a plus le choix, et que l’État joue son rôle de chef d’orchestre. Aujourd’hui, notre gouvernement pourrait très bien conditionner les aides publiques des secteurs automobiles et aériens à un effort de recherche et développement vers la reconversion industrielle. Ne pas pousser nos entreprises sur cette voie, c’est les condamner à disparaître avec la prochaine crise pétrolière, qui ne devrait pas tarder. La France pourrait par exemple devenir le leader mondial de la voiture propre et légère de demain. Notre pays n’a pas de pétrole mais a des idées.
Déjà fragilisées, les classes populaires vont être durement touchées par la crise économique. Concrètement, comment l’écologie et les classes populaires peuvent-elles se rejoindre ?
En France, les classes populaires sont traditionnellement attachées à l’État. Elles l’associent à la Sécurité sociale, aux retraites, aux services publics, au programme du Conseil National de la Résistance, aux Trente Glorieuses, à la planification économique et donc au plein-emploi. Dans leur inconscient collectif, il est synonyme de progrès social. D’ailleurs, le mouvement des Gilets jaunes demandait avant tout un retour de cet État social protecteur. Cet État qui était capable de brider le capitalisme. Mais il faut savoir distinguer l’État comme entité légitime de la souveraineté populaire, de l’État au service des politiques néolibérales climaticides que nous combattons. De nombreux écologistes se sont constitués contre l’État, quand ce dernier imposait par exemple des « Grands projets inutiles » (GPI). Il en a résulté une montée en puissance des thèses autonomistes, en contradiction complète avec les attentes des classes populaires. C’est encore plus vrai maintenant, dans une période de crise profonde et de chômage de masse qui pousse les gens à avoir peur du déclassement. En période de crise, les réflexes conservateurs prédominent souvent. Les gens ne veulent pas des aventuriers, ils veulent des gens capables de les rassurer. L’écologie permet justement d’articuler nécessité du changement et capacité à rassurer les gens ! Un « Green New deal », c’est transformer la société pour la rendre résiliente, et donc conserver un environnement propice à la sécurité des individus. La solution contre le chômage, c’est la reconstruction écologique et planifiée de l’industrie.
L’écologie populaire passe-t-elle donc avant tout par la création d’emplois industriels verts ?
En France, depuis les années 1970, 4 millions d’emplois industriels ont été perdus. C’est en réalité beaucoup plus si nous comptons les 2 à 3 emplois indirects issus d’un seul emploi industriel. Des régions ont été particulièrement dévastées : le Nord, l’Est et le Centre. C’est cette France périphérique a donné naissance aux Gilets jaunes. Les ceintures populaires des grandes métropoles ont également largement souffert. Les banlieues sont dans cet état de délabrement social car elles ont été délaissées tant par la République que par l’industrie.
Il est impossible de garantir le plein emploi seulement avec les métiers des services. Avant de se divertir et d’optimiser la production de richesse, il ne faut pas oublier de la produire ! D’ailleurs, le phénomène des « bullshit jobs » [NDLR : Notion inventée par l’anthropologue David Graeber en 2013 ; littéralement « métiers à la con »], dont nous sommes nombreux à souffrir, est directement corrélé à cette situation. Avec la surabondance énergétique, l’industrie est devenue tellement productive qu’une infinité d’offres de services naît pour ponctionner la manne qu’elle dégage. Les bullshits jobs, quelque part, ne se seraient pas autant développés si nous étions moins productifs. Or l’écologie, c’est avant tout la sobriété énergétique. Un litre de pétrole libère autant d’énergie que 10 hommes au travail physique pendant une journée. Nous pouvons compenser l’énergie du pétrole par de l’énergie renouvelable (surtout dans l’industrie) et du travail humain (surtout dans l’agriculture). Pour cela, nous perdrons peut-être un peu en efficacité, mais nous gagnerons énormément en nombre d’emplois. Si nous compensons cette perte relative d’efficacité par de la lutte contre les inégalités – en fléchant la plus-value du capital vers le travail – alors c’est sans douleur pour la population. L’industrie verte est donc naturellement plus intense en emploi que l’industrie thermique. Et il n’y a pas de reconstruction écologique sans lutte contre la concentration inédite de richesses au sein de l’oligarchie.
Pourriez-vous conseiller un livre, une série et un film inspirant sur les sujets écologiques et sociaux ?
En livre : Drawdown: Le plan le plus complet jamais proposé pour inverser le réchauffement climatique (Actes Sud, 2017), de Paul Hawken. Il propose 80 solutions concrètes et chiffrées pour le climat, un gage d’espoir ! En série : Baron Noir. Pour moi, tous les moyens sont bons pour redonner goût à la politique, même Machiavel ! En film : Parasite de Bong Joon Ho. Au-delà de la perfection de l’œuvre et la fresque sociale décrite (on voit d’ailleurs que les pauvres sont les premiers touchés par le cataclysme naturel !), il est intéressant de voir que si le cinéma sud-coréen est aussi qualitatif, c’est parce que, comme le cinéma français, il bénéficie d’une politique protectionniste. C’est ce qu’il faut faire à grande échelle pour créer notre industrie verte de demain !
Propos recueillis par Marius Matty
Lire aussi :
Thomas Porcher : « La France pourrait être la première puissance écologique mondiale. »
Coronavirus – Stéphane Linou : « L’écologie, la sécurité et la gouvernance doivent se parler. »
Pierre Larrouturou : « La finance doit être au service du climat »