Pour re-faire société : un revenu de base

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    Par Marc de Basquiat, ingénieur et docteur en économie

    Depuis des années, l’État Providence accorde sous diverses formes « des aides » qui ont pour objectif de gommer les inégalités. Le résultat est mitigé. Et si chacun percevait un revenu de base sans condition ?

    Posez la question à n’importe qui : « Est-il sensé que, dans un pays comme la France, des gens soient obligés de mendier pour survivre ou n’aient pas de toit ? » Les réponses sont sans équivoque, signifiant une incompréhension massive devant cette détresse humaine, particulièrement choquante dans une société capable de produire tant de richesses. L’éradication de la misère est un souci largement partagé. Étudions comment atteindre cet objectif, au prix d’une remise en question de nos conditionnements sociologiques.

    Revenu de base

    Principe de survie

    Dès sa naissance, l’enfant ne doit sa survie qu’aux soins que lui apportent ses parents. Une fois adulte, la situation est-elle si différente ? Combien d’entre nous vivent réellement « de leur travail » ? La vie en autarcie est le fait de quelques individus, subvenant à leurs besoins élémentaires grâce au soin qu’ils apportent à un jardin ou à un petit élevage. Mais cette forme de production pour emploi final propre est négligeable pour la comptabilité nationale. En règle générale, l’adulte comme le bébé consomment ce qui est produit par d’autres. Et pour l’adulte, l’accès à ces produits nécessite un revenu. Cela s’apparente à une banalité, mais en réalité c’est fondamental : c’est bien la perception d’un revenu qui permet la survie, pas l’exercice d’un travail.

    À l’inverse, tout travail est-il rémunérateur ? Non, nous rappelle l’Insee qui évalue à 38 milliards le nombre d’heures de travail rémunérées en France pour l’année 2010. Un chiffre nettement inférieur à la fourchette des 42 à 77 milliards d’heures de travail domestique. Allons plus loin : tout revenu est-il la contrepartie d’un travail ? Pas davantage. Les revenus de remplacement (retraite, chômage), les prestations sociales et familiales, les revenus fonciers et financiers constituent environ 40% des revenus disponibles des ménages. Le lien entre revenu et travail est donc très distendu.

    Pensons autrement

    Pourtant, l’imaginaire collectif nous porte à considérer le revenu comme la « juste » contrepartie d’un effort productif. Tout revenu non produit par la sueur est suspect. Un RSA modique versé à une personne en difficulté suscite parfois des interrogations quant à la réalité des « efforts » qu’elle manifeste pour s’insérer. À l’inverse, les revenus extravagants de certains sportifs ou dirigeants paraissent légitimes, du fait qu’ils ont souvent travaillé dur pour les « mériter ».

    Disons-le tout net : quelle que soit la richesse de notre pays, nous ne mettrons pas fin à la misère tant que nous n’aurons pas opéré une dissociation mentale entre les processus de production (où le libéralisme économique excelle à optimiser la productivité du facteur travail) et les processus de distribution du revenu (où la dynamique du marché mène naturellement à l’accumulation chez certains et au manque chez d’autres). Une première étape dans cette thérapie consiste à inverser la proposition « je travaille pour gagner un revenu ». Il serait plus exact de dire que « je travaille parce que je perçois un revenu ». S’il est courant de percevoir des revenus sans fournir aucun travail, on n’imagine guère être durablement en état de travailler si l’on ne perçoit aucun revenu…

    La logique de cette inversion impliquerait d’instituer la distribution à chacun d’un revenu permettant sa subsistance. En pratique, c’est le seul moyen de concilier la recherche de l’efficacité économique (par un libéralisme de droite ou de gauche) avec la volonté citoyenne de ne laisser personne sur le bord du chemin. Une société aussi prospère que la nôtre peut décider de donner à tous de quoi survivre, sans aucune condition. Il s’agit là d’un choix éthique fondamental. Ce principe permettrait en outre à chacun de travailler dans la mesure de ses possibilités et selon les modalités qu’il choisit.

    Une redistribution plus simple et plus efficace

    Un revenu de base a vocation à se substituer à tous les autres mécanismes redistributifs actuels. Ceux-ci sont nombreux, peu efficaces et peu équitables, ainsi que tous les économistes l’expliquent depuis vingt ans.

    En effet, la redistribution actuelle est un patchwork de dispositions réglementaires déclinées en divers minima sociaux, prestations familiales, aides aux chômeurs, prestations différenciées en cas d’invalidité, de veuvage ou de vieillesse, aides conditionnelles pour l’accueil et la garde de jeunes enfants, systèmes de bourses, superposition complexe d’aides au logement, fiscalité illisible qui tente de façon imparfaite de taxer plus fortement les plus riches, etc.

    Curieusement, la résultante moyenne de ce fatras redistributif est une fonction mathématique très particulière : une ligne droite.

    Les outils de microsimulation identifient très précisément les revenus disponibles de centaines de milliers de ménages représentatifs de la population française, en fonction de leurs revenus primaires (salaires, traitements, revenus financiers ou de remplacement). Calculée pour l’année 2012, la redistribution moyenne est à peu près équivalente à un prélèvement systématique de 20% de tous les revenus des ménages, finançant le versement mensuel de 400 euros par adulte et 200 euros par mineur. Cette redistribution n’est pas toujours apparente. Pour un individu percevant le revenu moyen, environ 2 000 euros par mois, cela reviendrait à reverser 20% de son revenu, soit 400 euros, qu’il percevrait par ailleurs sous forme d’une allocation : le bilan redistributif serait alors équilibré. Pour les revenus supérieurs à 2 000 euros, le bilan redistributif est souvent négatif. Les revenus inférieurs sont en général des bénéficiaires nets de la redistribution.

    Le revenu de base, un mécanisme simple

    L’idée du revenu de base consiste tout simplement à remplacer l’intégralité des mécanismes redistributifs évoqués plus haut par le versement systématique à tous, sans aucune démarche ni aucun contrôle, de ces 400 ou 200 euros mensuels. Le budget de cette mesure, 280 milliards d’euros par an, serait financé par un prélèvement à la source de 20% des revenus primaires (ceux du travail, de la propriété, les revenus financiers, les retraites et les prestations chômage). Tous les résidents en situation régulière sur le territoire français participeraient à cette redistribution. Même les milliardaires recevraient leurs 400 euros mensuels… et s’acquitteraient de la taxe de 20% sur tous leurs revenus !

    Considérons par exemple un couple avec deux enfants. Si un parent perçoit le SMIC (1 122 euros net par mois début 2013), le ménage bénéficie actuellement d’un RSA-activité, d’allocations familiales, de l’allocation de rentrée scolaire et éventuellement d’une aide personnalisée au logement. Son revenu disponible total (ce qu’il peut dépenser tous les mois pour vivre, hors aide au logement) s’élève à environ 1 600 euros. Dans le système proposé ici, ce ménage verrait son SMIC amputé à la source de 20% mais percevrait 1 200 euros par mois de revenu de base. Le revenu disponible de ce ménage serait alors de 2 100 euros par mois (hors éventuelle aide au logement). Le gain net serait de 500 euros par mois.

    Des hyper-riches un peu moins riches

    Bien entendu, d’autres configurations familiales induiraient un gain moins important, certains verraient même leur situation financière légèrement dégradée par cette proposition. C’est le cas notamment de personnes âgées qui bénéficient actuellement d’une allocation ASPA (Minimum Vieillesse) sensiblement plus élevée que le RSA, ou de couples aux revenus confortables qui réduisent fortement leurs impôts grâce au mécanisme du quotient conjugal. Quel que soit le niveau du revenu de base (identique pour toute la population du pays), sachant qu’il est financé par des prélèvements, il est inévitable que certains ménages, les plus aisés, seraient financièrement lésés par une telle réforme.

    Même avec le montant modique de 400 euros présenté ici, la réduction du taux de pauvreté est notable, passant de 14,1% (base INSEE, calculé comme 60% du revenu médian) à 11,8%. On peut imaginer un montant du revenu de base plus important, par exemple 500 euros par mois, financé par un prélèvement de 25% des revenus. La diminution du taux de pauvreté serait alors plus marquée, passant sous le seuil de 10%. Dans tous les cas, il serait indispensable de compléter ce revenu de base par des aides spécifiques répondant à des situations particulières : absence de logement, handicap, dépendance, etc.

    Pour une société plus juste

    La force première du revenu de base est son inconditionnalité. Il résiste à toutes les vicissitudes de l’existence. Quoi qu’il puisse advenir, la famille prise en exemple ci-dessus recevrait toujours 1 200 euros chaque mois pour assurer sa subsistance. Ses divers revenus d’activité, de patrimoine ou de remplacement seraient intégralement cumulables, après acquittement des 20% retenus à la source, ainsi que l’éducation, la santé ou l’aide au logement.

    Lisant ceci, certains pourraient se demander pourquoi la société s’obligerait à assurer ces prestations à tous, sans aucune contrepartie. Plusieurs réponses sont possibles.

    Tout d’abord, on ne peut que constater l’immense inégalité des conditions initiales. Selon leur naissance, les êtres n’envisagent pas la vie de la même façon. Robert Nozick parle d’une « clause lockéenne » stipulant que l’appropriation d’un patrimoine ou de ressources naturelles est justifiable tant qu’elle ne nuit pas aux autres. La redistribution des revenus que nous avons décrite compenserait en partie cette inégalité. Elle pourrait à bon droit être complétée par un prélèvement systématique de tous les patrimoines, de l’ordre de 1% par an, permettant de contribuer au financement du revenu de base et de l’aide au logement.

    La deuxième raison consiste à préférer un système simple, lisible, visiblement égalitaire, contrôlable par le jeu de l’alternance démocratique, venant se substituer à l’inégal système redistributif actuel. C’est une question de rationalité.

    Refaire société

    Une troisième raison, plus rarement mise en avant, serait la garantie de l’ordre public. En constatant les difficultés inextricables dans lesquelles se débattent ou sombrent de nombreuses familles, chacun peut ressentir la fragilité de sa propre situation. L’angoisse des lendemains, qui afflige une partie importante de la population, ne nous permet pas d’engager les projets fédérateurs dont notre pays a besoin pour inventer un avenir meilleur, en particulier face à des défis écologiques majeurs.

    Par conséquent, nous sommes invités à re-faire société en distribuant à chacun une partie de notre richesse commune. Selon la définition du Mouvement français pour le revenu de base : « Le revenu de base est un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement. »

    Faisons le pari que lorsqu’une fraction importante de la population de notre pays aura compris l’enjeu de cette réforme majeure de nos représentations et de notre système redistributif, elle saura l’imposer à nos politiciens, de gauche comme de droite.

    Pour aller plus loin : www.revenudebase.info

     

    2 Commentaires

    1. Bonjour,

      Pour moi, qui ne suis pas économiste, le système actuel me semble générateur de divisions dans la société, de gaspillage (en raison de la gestion de ce système de distribution très complexe) et stigmatisant.

      Un revenu de base inconditionnel me semble être une bonne chose, à condition que l’on contrôle les prix des logements sociaux, des tarifs électricité et gaz…
      Des garanties d’une vie digne permettant aux plus pauvres de se loger, se nourrir, se chauffer doivent être assurées.

      Et cela nécessite également de favoriser la création d’entreprises, d’associations, et de valoriser le bénévolat et le travail non rémunéré (parents au foyer, aidants familiaux…)

      Bref, un revenu de base ne doit pas conduire à abandonner les personnes les plus défavorisées, ce qui bien sûr n’est pas l’intention de départ.

      Bien cordialement
      Lil Moreau

    2. Depuis cet article, lorsque j’en parle autour de moi, un argument majeur revient sans cesse : dans ces conditions, quelle garantie d’une continuité du travail à fournir fait? Quid des emplois nécessaires mais « dévalorisants » (bouviers ar exemple…)?

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