Thich Nhat Hanh : l’art de la pleine conscience

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    « Lâcher-prise », « pleine conscience » et « impermanence » sont des concepts que prône le maître bouddhiste vietnamien Thich Nhat Hanh. Quel meilleur moyen pour passer de la théorie à la pratique qu’une rencontre avec ce grand sage ?

    Interview réalisée pour le magazine Kaizen d’octobre 2014. 

    Arrivées au village des Pruniers, Anne-Sophie et moi nous apprêtons à camper trois jours sous la pluie, cette retraite étant la condition préalable à la possibilité d’une interview. Nous sommes cependant prévenues : Thây (« Maître »), comme l’appellent affectueusement ses disciples, est fatigué et ne pourra peut-être pas nous recevoir.

    Lâcher prise : leçon 1.

    À 88 ans, le vieux sage a traversé de rudes épreuves. Jeune moine pendant la guerre d’Indochine puis pendant celle du Vietnam, il est l’un des fondateurs du « bouddhisme engagé » à travers l’École de la jeunesse pour le service social, qui avait pour but de venir en aide aux habitants terrorisés par les bombes et les agressions. Il s’agissait pour Thich Nhat Hanh et ses compagnons de s’intégrer à la vie d’un village et de proposer un fonctionnement en autogestion collective. Ils n’hésitaient pas également à traverser un champ de bataille pour convaincre les belligérants d’accepter un cessez-le-feu. Malgré leur neutralité et leur engagement en faveur de la paix, beaucoup de moines ont été exécutés. En 1966, banni de son pays pour avoir demandé à des chefs d’État d’intervenir pour un règlement pacifiste du conflit, Thich Nhat Hanh trouve refuge en France. En 1982, avec sa fidèle élève la Sœur Chân Không, il fonde le village des Pruniers, en Dordogne.

    C’est ce monastère ouvert aux laïcs que nous gagnons ce samedi. Sous la bruine, les mares, le zendo (salle de méditation), la pagode et les arbres majestueux resplendissent de beauté.

    Premier enseignement : « embrasser sa souffrance »

    Le Hameau du haut – l’un des trois « sites » principaux du monastère avec le Hameau du bas et le Hameau nouveau – est habité par des moines au visage rieur, et fréquenté par des familles venues du monde entier. Que ce soit à l’heure des repas ou à celle des cessions de méditation, chacun peut jouir d’un silence paisible et se retrouver dans la conscience de soi… Cela bien que les jeux et les cris des enfants soient acceptés ! Toute la journée, les moines proposent des conférences sur la respiration, des groupes de parole, des méditations assises et des marches de la pleine conscience. Ces pratiques sont le fondement de l’enseignement de Thich Nhat Hanh : marche et méditation permettent d’installer la pleine conscience, la paix et la compassion en soi et autour de soi.

    Les enfants pratiquent cette marche avec l’ensemble du groupe. Ici, s’ils se disputent, au lieu d’être grondés, ils sont simplement invités à s’apaiser, respirer et échanger un sourire.

    Si le discours de Thich Nhat Hanh peut sembler naïf, son application est d’une efficacité imparable. Et demande une bonne dose de courage et de détermination. « Toujours revenir à son souffle, à sa présence ici et maintenant », martèle-t-il de livre en conférence.

    Deuxième enseignement : le lâcher-prise

    Tandis que je peaufine mes questions, l’interview est encore reportée à lundi, ou peut-être à jamais… Anne-Sophie et moi expérimentons un peu plus le lâcher-prise ! Dimanche matin, nous descendons à pied au Hameau du bas, où Thich Nhat Hanh va parler devant une assemblée nombreuse. Une heure de marche sous la pluie. Dans la salle de méditation, devant plusieurs centaines de personnes, le maître s’assoit en tailleur et explique avec humour l’importance de respirer en pleine conscience  à tout instant, y compris avant de monter en voiture ou de décrocher son téléphone ! Plus tard, dehors, il conduit la marche méditative : très lentement, en respirant en conscience à chacun de nos pas, nous le suivons le long de l’étang des lotus, à travers le verger de pruniers… C’est si beau, si dense et calme à la fois, que plusieurs personnes laissent couler leurs larmes. Soudain, Thich Nhat Hanh m’attrape la main vigoureusement et accélère le pas, m’assurant que l’interview, c’est maintenant ou jamais. Surprise, je tente de me rappeler les questions qui sont restées sous la tente… Quelques minutes plus tard, nous entrons dans une petite pièce sombre et chaleureuse. Thich Nhat Hanh est assis en tailleur sur un coussin ; Docteur Hanh, Sœur Chân Không et une autre moniale se tiennent sur le côté. Elles nous préviennent : nous n’aurons que 15 minutes, et Anne-Sophie doit laisser son appareil photo à l’extérieur. Lâcher prise : leçon 2.

    Nous nous asseyons face à lui. Je lui confie mon émotion devant la paix et l’harmonie qui reliaient les participants lors la marche et j’allume mon enregistreur. Une jeune moniale nous offre le thé.

    Le thé comme métaphore de l’Autre

    Carole Testa :  Selon vous, la conscience de l’impermanence nous permet d’aimer l’autre, de nous sentir interdépendants les uns des autres…

    Thich Nhat Hanh : C’est vrai. [Il rit et se tait.]

    Sœur Chân Không : D’abord le thé !

    [Nous buvons donc le thé en silence.]

    Thich Nhat Hanh : Quand je bois le thé, je ne bois que le thé, et pas les idées, car le thé est une vérité merveilleuse, et moi aussi je suis une réalité merveilleuse. Je suis là, en contact avec le thé ; ces deux merveilles se rencontrent : la vie est là, l’amour aussi, la paix aussi. Si je sais comment boire mon thé, je suis vraiment présent et le thé devient réel, non plus un fantôme. Alors vous savez comment vous préserver, préserver le thé, préserver la planète. C’est l’amour, la pleine conscience  , la liberté. Si vous êtes emporté par l’anxiété, la peur, la colère, vous n’êtes pas libre pour boire votre thé. Alors vous inspirez, vous ramenez votre esprit à votre corps, et vous savez que vous avez un corps merveilleux. Votre corps et votre esprit sont en harmonie, vous êtes en contact profond avec vous et autour de vous. Ce n’est pas une théorie ni une philosophie, c’est une pratique. Vous pouvez chérir cette vie : alors vous savez comment protéger votre vie et celle des autres. La liberté, la fraternité, la joie, naissent de la pleine conscience.

    [Il respire un instant et reprend.]

    L’impermanence : tout change. C’est très important. Sans impermanence, pas de vie. La graine de maïs peut devenir un épi de maïs. Vous pouvez transformer, guérir. Si les choses restent telles quelles, alors il n’y a pas d’espoir. L’impermanence est positive ! Tout est possible ainsi ! Avec cette conscience, vous savez que vous allez mourir, que la personne que vous aimez va mourir aussi. Vous pouvez chérir le moment présent et faire ce que vous pouvez pour rendre l’autre heureux maintenant. L’impermanence est une vision profonde de la vie. Prenez le temps de regarder en profondeur. Même si on meurt un jour, on ne disparaît pas. Ce n’est pas possible de mourir. Le nuage devient pluie ou neige ; il ne meurt pas. C’est vrai pour nous tous. Avec cette vision, vous êtes libre de la peur et vous pouvez vivre joyeusement, avec plus de compassion. Quand on souffre moins, on commence à générer une sensation de joie et de bonheur pour se nourrir, se guérir ; on sait comment prendre soin de notre souffrance. Si on apprend à souffrir, on souffre beaucoup moins ! [Il rit.] L’art de la souffrance…

    Les militants écologistes se battent contre de nombreuses pollutions. Devraient-ils accepter les choses comme impermanentes ?

    Thich Nhat Hanh :Avec la pleine conscience, on peut consommer de manière à préserver la planète et l’environnement. Le bonheur ne vient pas de la consommation et de l’argent, mais de la compréhension et de l’amour. La consommation irréfléchie peut détruire le corps et l’esprit. Avec la pleine conscience, on sait ce que l’on peut consommer ou non, ainsi on peut préserver sa santé et celle de la planète, sans combattre. On vit sa vie de manière non violente, avec compassion. Les autres vont faire de même si on est un exemple, si on les aide à quitter leur style de vie pour en adopter un plus sain.

    Les pollutions de notre esprit, la peur, la haine, ont-elles un lien direct avec la pollution de notre planète ?

    Thich Nhat Hanh : On peut polluer avec nos idées, nos sentiments, nos paroles, nos actes. Si on ressent de la haine, de la violence, de la peur, de la discrimination, on se pollue soi-même et on pollue le monde. Si on pratique la pensée, la parole et l’action justes, on ne pollue plus, on commence à se guérir et à aider le monde à guérir. La pensée juste est faite de compréhension et de compassion, sans haine ni discrimination. Nous pouvons produire de telles pensées chaque jour. Quand vous parlez, soyez certain que ce que vous dites ne pollue ni vous-même, ni le monde. Ayez une parole douce, juste, aimante, plusieurs fois chaque jour. Et puis l’action ! Vos actions peuvent protéger, sauver, guérir. Sans cette pratique, pas de joie ni de paix… Je veux aider le monde à souffrir moins. Je dois m’y entraîner. J’apprends à gérer ma peur, ma colère, mon désespoir. J’apprends aussi à gérer ma joie pour m’en nourrir et guérir mes compagnons. C’est très concret, c’est de la vie quotidienne.

    Mais le bonheur est-il possible, en voyant toute cette souffrance dans le monde ?

    Thich Nhat Hanh : Le bonheur est possible même si la souffrance existe. Autour de vous, vous voyez des forêts détruites, mais vous voyez aussi des arbres vigoureux, beaux, alors vous pouvez vous réjouir de la présence de ces arbres-là, et avec cette joie vous aurez assez d’énergie pour empêcher la destruction des autres arbres. Il faut de la joie pour aider le monde. Dans la vie quotidienne, on apprend à créer de la joie et du bonheur pour avoir assez d’énergie pour empêcher la destruction de l’environnement et aider les autres à souffrir moins. Je vous ai dit qu’il fallait apprendre à souffrir pour moins souffrir. Vous pouvez reconnaître et embrasser la souffrance, afin de trouver le soulagement. Comme le lotus naît de la boue, vous utilisez la souffrance pour créer la compassion, la paix et l’amour.

    Sœur Chân Không  : Cela fait un quart d’heure déjà…

    [Des moniales entrent et déposent au sol des plateaux chargés de petits bols de légumes cuisinés.]

    Sœur Chân Không : Quand j’étais jeune, j’étais déjà allergique au mot « non-violence ». On doit vivre avec le respect de la vie, et des autres. C’est cela la non-violence. Sans les mots. Les gens parlent de non-violence mais gardent de la violence en eux… On peut protéger la planète par l’action. Les gens parlent de respect de la Terre, mais boivent beaucoup d’alcool. Mieux vaut manger sobrement, simplement, avec beaucoup de joie et de paix : c’est cela le respect de la vie.

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