Valérie Chansigaud : « Plus une société est inégalitaire, plus elle détruit la planète »

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    Historienne des sciences et de l’environnement, chercheuse associée au laboratoire SPHere (sciences, philosophie, histoire) du CNRS et de l’université de Paris Cité, Valérie Chansigaud travaille sur les relations et perceptions de la nature par l’être humain dans les sociétés occidentales. Elle rappelle combien les enjeux environnementaux sont indissociables des questions sociales et démocratiques.

    Vous dites que « l’amour de la nature ne change pas le destin de la nature ». En effet, aujourd’hui, alors que l’on n’a jamais fait autant d’efforts pour protéger la nature, jamais eu autant de connaissances, de publications, d’associations de protection de la nature, etc., la biodiversité n’a jamais été aussi menacée. C’est un vrai paradoxe…

    Oui, c’est un paradoxe démoralisant, mais cela ne veut pas dire que les efforts que l’on fait en matière de protection ne portent pas leurs fruits. Mais manifestement, vu l’érosion de la biodiversité, ils n’en portent pas assez. Donc sans doute – c’est l’hypothèse que je propose – se trompe-t-on dans la façon d’envisager la protection de la nature. Sans doute n’examine-t-on pas avec assez de soin les mécanismes aboutissant à la destruction de cette nature. Je ne pense pas que ce soit la perte du lien avec la nature – qui reste l’explication parfaite pour justifier tous les maux d’aujourd’hui.

    Ce faisant, il faut bien voir à quel point cette explication est utile, parce qu’elle évite d’aborder tous les sujets qui fâchent : ceux qui relèvent de l’organisation sociale et politique des sociétés. Aujourd’hui, des études paraissent qui montrent que le facteur social le plus décisif pour expliquer l’érosion de la biodiversité n’est pas la croissance démographique, contrairement à ce que l’on croit parfois. Celle-ci est même un facteur relativement anodin. Ce n’est pas non plus le mode de gouvernance. En fait, c’est le degré d’inégalités sociales au sein des sociétés. Plus une société est inégalitaire, plus elle détruit la nature sur son territoire. C’est assez logique. On peut l’expliquer de plein de façons. Une société inégalitaire, par définition, gère de façon très égoïste les biens communs : une petite minorité – les élites – s’approprie la totalité ou le maximum de ces biens. Comment peut-on imaginer, dans ce cadre-là, une gestion avisée du bien commun que représentent la nature, la biodiversité, les ressources naturelles ?  Ce n’est pas possible.

    Ces sociétés inégalitaires ont une autre caractéristique : elles ont une puissance d’épargne de plus en plus forte, mais détenue par des mains de plus en plus réduites en nombre. On a une élite de plus en plus riche qui peut investir de façon délirante et totalement égoïste. Rien ne l’empêcherait pourtant – mais elle ne le fera pas – d’investir dans des choses qui profitent au plus grand nombre. Il s’agit seulement pour elle d’augmenter son épargne. Cette construction de l’inégalité sociale conduit inévitablement à la destruction de la nature et notamment de la biodiversité. On ne peut pas casser ce modèle en ayant simplement des mesures assez neutres politiquement, comme une éducation pour rendre tout le monde responsable ou je ne sais quoi… Car, encore une fois, cette destruction est intimement liée au modèle de société dans lequel on évolue, à savoir des sociétés inégalitaires.

    Vous faites également le lien entre l’exploitation de la nature et l’exploitation des êtres humains, notamment à travers l’histoire du colonialisme et de l’esclavage…

    C’est en effet mon travail qui me conduit à considérer qu’il n’est pas possible de distinguer les questions sociales des questions environnementales. Ce qui se met en place, c’est un rapport de domination, pas seulement de la nature ou des animaux, mais de tous les domaines : les ressources naturelles, biologiques et aussi, bien évidemment, les êtres humains. Ce rapport de domination éclaire toute la construction des sociétés que l’on observe depuis la préhistoire et qui sont des sociétés de plus en plus hiérarchiques. La traite et l’esclavage se mettent en place à la Renaissance, mais ce mécanisme a commencé bien avant, et il se généralise avec la découverte de ce qu’on appelle le « Nouveau Monde », du point de vue des Européens, marquée par une forte exploitation des ressources et de la nature, à tel point que la plupart des populations amérindiennes des Caraïbes disparaissent en moins d’un siècle. Les méthodes de traite et d’esclavage, déjà expérimentées dans d’autres îles de l’Atlantique, ont été exportées pour pallier le manque de main-d’œuvre. Et à chaque fois, on a observé l’entremêlement de l’exploitation de la nature et des êtres humains. Les deux sont toujours conjoints.

    Est-ce dû au modèle de société occidental ?

    En réalité, cette destruction de la nature n’est pas due à une société en particulier. L’état de la biodiversité aujourd’hui en Asie du Sud-Est, par exemple, est largement aussi médiocre qu’ailleurs. Je ne suis pas sûre que les choses aillent bien mieux en Chine, alors que les repères religieux, les constructions culturelles sont très différents. Ce n’est pas la faute d’un seul peuple, d’une seule culture, mais d’un ensemble de peuples et de cultures extrêmement variés.

    Par où commencer pour changer ces mécanismes mortifères ?

    Une piste est d’essayer de (re)construire quelque chose qui s’appelle la démocratie, laquelle pourrait avoir les éléments de réponse à la plupart des problèmes. Mais un véritable projet démocratique, car on voit bien aujourd’hui encore les difficultés de promouvoir une démocratie un peu radicale, impliquant la participation de tous les citoyens et pas seulement des plus puissants. C’est un véritable enjeu, et une vraie inquiétude pour l’avenir, parce que rien ne dit que la démocratie va survivre dans les années qui viennent.

    Doit-on renforcer les modèles de démocratie locale et participative, comme ce qui est expérimenté dans certaines communautés (municipalités, villages, habitats groupés, etc.) ?

    Exactement, il faut qu’il y ait un fonctionnement bâti sur des communautés, quelles qu’elles soient. On a beaucoup parlé de municipalités, notamment de municipalités libertaires, et il y a beaucoup d’exemples en Espagne. Mais ce n’est qu’une partie de la solution. On voit bien que pour faire vivre ces modèles, il faut avoir une force et une énergie absolument considérables. Car le vent ne souffle pas dans cette direction-là, le vent souffle beaucoup plus vers la montée d’une extrême droite nationaliste, autoritaire et violente. Beaucoup de nos concitoyens – et à l’échelle de la planète entière, hélas ! – ont un attrait pour la tyrannie, très proche dans ses pratiques du fascisme d’autrefois. C’est un vrai problème, que l’on sous-estime considérablement.

    Vous prônez plus de démocratie, mais certains pensent au contraire qu’il faut imposer des mesures pour faire face à la crise écologique. Cela fait le jeu des réactionnaires, qui s’en servent pour parler de « dictature verte ». Comment regardez-vous ces deux options ?

    Réclamer l’adoption de mesures autoritaires, « c’est mécomprendre totalement le besoin de démocratie pour faire face aux problèmes environnementaux »

    Certains militants réclament l’adoption de mesures autoritaires pour imposer à la société les meilleurs choix possible. C’est mécomprendre totalement le besoin de démocratie pour faire face aux problèmes environnementaux : une recherche bien financée et indépendante, une société civile vivace, un État fonctionnant de façon transparente ne sont possibles que dans une démocratie ; tout cela est totalement incompatible avec une tyrannie fût-elle prétendue « verte ». Si l’on suggère que l’autoritarisme est la solution, alors on a perdu, tant sur le plan environnemental que social.

    En tant qu’historienne, pensez-vous que nous vivons un moment particulier, un point de bascule ?

    J’ai toujours l’impression que l’on vit des moments particuliers dans l’histoire de l’humanité, même si c’est vrai que l’ardoise commence à être lourde. C’est ce que j’essaye d’expliquer, par exemple, à mes étudiants qui se plaignent que leur vie est très difficile et très angoissée ; je leur dis : « Imaginez si vous étiez nés en France en 1900, à l’adolescence, vous auriez connu la Première Guerre mondiale, pas mal de vos proches se seraient fait tuer. Vous auriez eu des chances d’aller au front. Ensuite, vous auriez connu la montée des totalitarismes, puis une Seconde Guerre mondiale avec des déportations, etc. »

    « On est face à une situation redoutable et il conviendrait d’en prendre la mesure, d’être capables de faire alliance, quelles que soient les différences d’idéologies et de pratiques. »

    On ne vient pas de quitter une période ultra-calme même si on est face à des choses très graves. On a du mal à situer l’origine de tous ces problèmes. Mais aujourd’hui, quand je fréquente des assemblées de militants, je me rends compte qu’il y a, pour une part d’entre eux, pas tous, une sorte d’aveuglement sur les forces en présence : on est face à une situation redoutable et il conviendrait d’en prendre la mesure, d’être capables de faire alliance, quelles que soient les différences d’idéologies et de pratiques. De faire alliance pour peser un peu plus lourd. J’ai peur que la conviction réconfortante que l’on a d’avoir conscience des problèmes et d’avoir une petite idée des solutions pèse très peu face au danger que l’on a en face de nous.

    J’insiste aussi sur autre chose : très souvent, quand je vais dans des événements autour de la biodiversité, de la nature, de l’environnement, je me rends compte que l’on est dans un certain entre-soi. C’est assez frappant. On voit des gens appartenant à peu près tous aux mêmes classes sociales. Je cite toujours l’exemple des manifestations étudiantes pour le climat qui rassemblent surtout des jeunes des classes moyennes et très largement supérieures ; mais des enfants de pauvres, il n’y en a pas ou peu. C’est une sorte de test pour nos idées, notre volonté, notre déterminisme, comme on en fait dans l’automobile pour voir si ça fonctionne bien. Si l’on n’est pas capables d’exprimer un projet politique qui soit attractif et audible pour ces gens qui ne viennent jamais, alors, on n’y arrivera pas.

    C’est aussi à l’image du manque de représentativité sociale chez les politiques…

    Oui, d’ailleurs, on voit bien ce que les ouvriers pèsent en matière d’élus, autour de 4 à 5 % en France, alors qu’ils sont beaucoup plus nombreux dans la population active. Cela ne veut pas dire qu’on aurait de meilleurs élus si on avait des élus ouvriers en plus grand nombre, mais cela veut dire que dans leur vie, ils n’ont pas la possibilité d’arrêter de travailler pendant quelques années pour avoir cette carrière d’élu et reprendre ensuite leur activité. Quand on est cadre ou que l’on a une profession libérale, on peut y arriver. Je ne dis pas que c’est facile, loin de là, mais quand on est ouvrier, c’est quasi impossible. Un plafond de verre sépare les classes sociales, alors que les questions sociales devraient être pensées comme une sorte d’ascenseur ou de possibilité de prendre en main sa vie et son destin. Il y a tellement de lourdeur dans ces différenciations sociales…

    Des initiatives locales œuvrent pourtant pour rapprocher associations, élus et citoyens de quartiers populaires…

    En effet, nombre de mouvements se rapprochent, mais, encore une fois, c’est une sorte de test. À Montreuil, par exemple, des mères ont fait un travail formidable de réappropriation de questions environnementales et écologiques à l’échelle de leur quartier. Dans l’univers social également, beaucoup de choses se sont faites, mais on a du mal à communiquer de façon transversale. Il n’y a pas très longtemps, j’ai rencontré des membres d’une organisation qui s’occupe de biodiversité, et qui parlaient des décideurs, c’est-à-dire, pour eux, les entrepreneurs et les responsables politiques. Je leur ai demandé : « Et les syndicats ? » Mais ils n’avaient pas de contacts avec eux. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de syndicalistes dans ces questions ? C’est pourtant essentiel parce qu’ils représentent des travailleurs présents dans les entreprises qui polluent. Il faudrait vraiment que l’on envisage les choses en créant des relations transversales beaucoup plus fortes, même si c’est compliqué. Ça serait plus simple et on serait depuis longtemps plus efficaces


    BIO EXPRESS

    1961 Naissance à Lyon
    2001 Doctorat en environnement (université d’Orléans et Institut de recherche pour le développement)
    2014 Prix Léon de Rosen de l’Académie française pour L’Homme et la Nature : une histoire mouvementée (Delachaux et Niestlé, 2013)
    2017 Les Français et la nature : pourquoi si peu d’amour ? (Actes Sud)
    2018 Les Combats pour la nature : de la protection de la nature au progrès social (Buchet-Chastel)
    2020 Histoire de la domestication animale (Delachaux et Niestlé)


    Un entretien à retrouver dans son intégralité dans notre dernier numéro, le K65, consacré aux menus de fêtes qui protègent la planète, disponible ici.

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